Etaient-ce les huées qui couvraient les applaudissements ou l'inverse? En ce soir de première à l'Opéra-Bastille, "Les Troyens", l'opéra-fleuve de Berlioz, a vu un public divisé accueillir le metteur en scène, le trublion russe Dimitri Tcherniakov et son équipe. En revanche les chanteurs auront reçu de justes bravos" qui s'adressaient sans doute aussi à Berlioz lui-même.
Une construction bizarre
"Les Troyens", opéra mal aimé en son temps? Cela tient sans doute à cette construction bizarre en cinq actes où Berlioz nous raconte deux histoires qui n'ont rien à voir. Tcherniakov semble de plain-pied avec cette idée-là (peut-être sans le vouloir) car sa mise en scène (décors compris) nous donne l'impression d'assister à deux opéras distincts. L'un -c'est le problème- beaucoup plus intéressant que l'autre.
Le titre, "Les Troyens", est déjà trompeur. C'est l'histoire d'Enée que Berlioz nous raconte, directement tirée non d'Homère mais de l' "Enéide" de Virgile. Enée, gendre du roi de Troie Priam, un des rares à survivre à la destruction de la ville car demi-dieu, fils d'Aphrodite et protégée par elle. Enée qui s'enfuit avec ses soldats, accoste à Carthage où il vit une histoire d'amour avec la reine Didon avant de suivre son destin, reprendre la mer, accoster en Italie, pour fonder Lavinium d'où sortira Rome.
Deux rôles de femmes
Berlioz ne raconte pas l'arrivée en Italie, qui manquerait d'action dramatique. Mais les derniers jours précédant la prise de Troie par les Grecs (actes 1 et 2) et le séjour d'Enée chez Didon avant sa fuite (actes 3, 4, 5) Enée est donc le fil conducteur de l'opéra, le seul personnage à être vraiment présent dans les deux parties, avec Ascagne, son fils. Mais les deux rôles principaux, écrasants, sont deux rôles de femmes, Cassandre d'abord, Didon ensuite.
Guerre civile et dictature militaire
Le rideau se lève sur une scène coupée en deux, à jardin de hauts immeubles lugubres baignés dans la nuit, à la limite de la ruine, dans un pays en guerre ou en tout cas en couvre-feu - façon Beyrouth, dans le programme explicitement cité; à cour la salle d'un palais, chaises dorées, fauteuils criards où entrent les uns après les autres des personnages tout aussi criards, que l'on nous présente -Priam, Hécube, Enée, Helenus, Andromaque, Créuse. Les Troyens. Le roi Priam a une allure (et un costume) de dictateur latino-américain flapi, sa femme, Hécube, robe lamée bleu électrique, porte un chignon immense entre reine Fabiola et Marge Simpson, celle de la série télé. Les autres sont à l'avenant, sauf, en veste-pantalon jaune, l'imprécatrice, Cassandre.
Une prophétesse qu'on n'écoute pas
A jardin entre la foule des Troyens qui entonne le choeur initial de liesse à l'annonce du départ des Grecs ("Après dix ans passés dans nos murailles"): c'est brouillon, incompréhensible, les costumes sont affreux (recyclés de "Simon Boccanegra?), l'on se dit qu'on n'en peut plus de ce misérabilisme qui hante les opéras. Mais intervient Cassandre, la fille de Priam: "Les Grecs ont disparu!... Mais quel dessein fatal..." Elle est persuadé qu'il s'agit d'une ruse, prophétise de terribles malheurs à venir. Bien sûr personne ne la croit...
Intelligence de la mise en scène
Ces deux premiers actes fonctionnent très bien. Grâce à cette silhouette jaune qui, en permanence, essaie de forcer le destin, que Tcherniakov met dans une situation contemporaine de guerre (le Liban, la Bosnie) mais avec cohérence, n'étaient des fantaisies qui ne mènent nulle part (le fait que Cassandre ne soit jamais crue, en particulier par son père Priam, viendrait de tentatives incestueuses de celui-ci; or dans la mythologie la malédiction a pour origine le dieu Apollon à qui Cassandre s'était refusée!)
Tcherniakov se montre aussi remarquable directeur d'acteurs, la longue dispute où Cassandre presse son fiancé Chorèbe de s'enfuir se fait devant la famille "royale", avec une Hécube que l'on voit parler sans comprendre ce qu'elle dit, pendant que les deux autres chantent... Le petit théâtre des héritiers d'un Priam zombi laisse deviner le panier de crabes derrière les sourires. Cette famille légèrement dégénérée est croquée avec beaucoup d'ironie cruelle et l'autre grande scène, l'hommage à Hector, le héros mort, devant le peuple agitant des petits drapeaux, qui bascule vers le choeur à huit solistes, "Châtiment effroyable!", à l'annonce de la mort atroce du grand-prêtre Laocoon, est admirable, de mise en scène et de musicale beauté.
Le triomphe de d'Oustrac
Le retour des Grecs, la ville qui, dans un bel effet de perspective, prend feu, l'immolation décidée par Cassandre et les femmes troyennes dans un désordre considérable, tout cela est très bien fait, juste, emporté et terrible. Et Stéphanie d'Oustrac, présente en scène en quasi permanence (Cassandre et le choeur sont presque les seuls à chanter!), est éblouissante, dans cette tessiture meurtrière typique de Berlioz où une contralto doit être aussi une soprano, selon une ligne de chant constamment rompue car la voix berliozienne (on l'a dit ici même) est un instrument d'orchestre parmi d'autres, à qui Berlioz ne réserve pas forcément les plus belles voluptés sonores.
Degout très bien, Gens, figurante de luxe
Il faut donc être profondément musicienne et attentive, et aussi comédienne: la Cassandre véhémente de d'Oustrac sait qu'elle jette ses derniers feux, que tout est inutile mais, telle une héroïne cornélienne, elle va jusqu'au bout de son destin. Jusqu'à se révéler féroce quand elle injurie les femmes troyennes qui préfèrent l'esclavage au sacrifice, appelant presque à les tuer sur place. La voix de d'Oustrac résiste, elle a toute la tessiture, sa performance sera la plus applaudie de la soirée.
Face à elle, le seul à lui tenir musicalement tête est le Chorèbe de Stéphane Degout, beau de timbre, beau de sentiment, qui, tout en ne croyant pas à l'apocalypse décrite par Cassandre, refuse de laisser sa fiancée, si mort il y a, mourir sans lui.
Les autres n'ont quasi aucun rôle soliste. Priam chante deux phrases, suffisantes pour entendre que la voix sombre de Paata Burchuladze n'est plus qu'une ombre. Véronique Gens est une reine Hécube de luxe qui participe au fameux choeur de Laocoon et se contente d' être une silhouette qu'elle incarne en grande comédienne. Etrange...!
Une proposition qui ne fonctionne pas
La partie "Didon et Enée" est mieux construite. Oui mais c'est la mise en scène qui ne va pas. Nous voici transportés dans la salle commune d'un "centre de soins pour polytraumatisés de la guerre": on a vu cela cent fois depuis la Lucia de Donizetti dans un asile de fou. Et le problème, c'est évidemment que ce décor, assez laidement impersonnel, contraint Tcherniakov à des propositions qui vont complètement contre le livret.
On comprend assez vite que cette Didon-là est une patiente qui se prend pour Didon (mais certains de mes confrères pensent que c'est la directrice!), et tous, malades et personnels, vont entrer dans son délire. On lui fait une couronne façon galette des rois, une des accompagnatrices joue le rôle d'Anna, sa soeur, et le premier venu, elle le prend pour Enée... sauf que celui-là, on l'avait vraiment vu en Enée dans la première partie. Bref on finit par se dire que cela évite à Tcherniakov (qui sait faire bouger des figurants, une masse humaine) de se colleter avec des morceaux de bravoures, la "Chasse royale et orage" à base de nymphes et de dryades, morceau purement symphonique que redoutent les metteurs en scène. Ou l'apparition des fantômes, de Cassandre, Chorèbe ou Priam: évidemment on ne verra ni les uns ni les autres. De même qu'on supprime le duo des sentinelles" (sentinelles de quoi?), or Berlioz y tenait car elles représentent le peuple, personnage essentiel des "Troyens".
C'est raté mais intelligent
Tout cela n'étant pas fait pour réduire la vindicte d'une partie des spectateurs.
Cependant, dans cette proposition qui, parfois, vire à l'absurde, l'intelligence de Tcherniakov finit par nous troubler avec la prise de conscience d'Enée (un malade lambda qui s'enfuit en renonçant à son rôle tout en criant "Italie, Italie!") et il réussit avec une émouvante cruauté la scène finale où personne ne sauvera la "folle Didon" des conséquences du délire où elle s'est laissée entraîner.
Bonne distribution
Enée et Didon ont du mérite: ils ont remplacé au pied levé il y a quelques semaines Bryan Hymel et Elina Garança, forfaits elle pour de bonnes raisons lui pour de moins bonnes. Brandon Jovanovich a de la puissance à revendre, des notes aiguës belles et bien projetées mais la ligne de chant lui pose des problèmes, tout à coup sans raison il réduit l'émission et le jeu est un peu sommaire.
Autres rôles très bien, le charmant Ascagne de Michèle Losier, Aude Extrémo en Anna dont on découvre (encore une belle recrue du chant français) le très beau timbre grave et la profonde musicalité, un Christian van Horn solide en Narbal, le Hylas de Bror Magnus Todenes aux clairs aigus; et Cyrille Dubois, superbe dans l'air de Iopas, "A l'ordre de la reine"
Sementchuk, émouvante Didon
Ekaterina Sementchuk inquiète en Didon dans les premiers moments: la voix bouge, la projection est fluctuante. Mais peu à peu la chanteuse et la comédienne gagnent en confiance, l'émotion est transmise, le chant se discipline malgré quelques dérapages (mais là aussi, le rôle est terrible) et la scène finale justifie les applaudissements qui lui sont faits.
Choeurs qui se rattrapent, Jordan fait chanter l'orchestre
Après leur entrée ratée les choeurs seront bien meilleurs, surtout dans la deuxième partie, plus statique, qui leur permet de s'écouter: c'est le danger de faire courir des chanteurs en tous sens, qui perdent le chef de vue et, rythmiquement, se décalent. Philippe Jordan est... égal à lui-même: éperdu devant la volupté de l'orchestre de Berlioz, distillant avec ses excellents musiciens le moindre trait de hautbois, le moindre appel de trombones, et tenant ferme la barre pendant quatre heures de musique, mais la barre s'alanguit un peu trop dans la partie "Didon" qui manque de force, sauf dans le dernier acte.
Il n'empêche: dans le paysage de l'année Berlioz (150e anniversaire de sa mort le 8 mars), ces "Troyens", malgré leurs défauts, ne feront pas mauvaise figure.
"Les Troyens" d'Hector Berlioz, direction musicale de Philippe Jordan, mise en scène de Dimitri Tcherniakov. Opéra-Bastille, Paris, jusqu'au 12 février. Attention, vue la longueur du spectacle, les représentations sont à 18 heures (14 heures le dimanche 3 février)