Triple plaisir pour moi ces jours-ci: un CD excellent du "Triple concerto" de Beethoven dont Anne Gastinel est l'initiatrice. Un concert des trios du même Beethoven au théâtre parisien des Bouffes-du-Nord. Une rencontre enfin avec la jeune femme dans un café du côté des Folies-Bergères, n'y voir aucun lien avec quoi que ce soit, sinon que je découvre une Gastinel rieuse, bonne vivante. Bien dans sa peau.
L'amusement, les cheveux courts
Je l'avais observée toute la soirée, la veille, lors du concert aux Bouffes-du-Nord avec ses camarades, le pianiste Philippe Cassard, le violoniste David Grimal, qu'elle connaît si bien. L'un et l'autre (dans cette salle très remplie mais pas uniquement d'habitués des salles de concert, non, il y a aussi des curieux fréquentant d'abord le théâtre) n'hésitant pas à échanger avec le public des informations musicales mais aussi des bons mots, des formules qui font mouche, comme commencent à le faire (et c'est devenu une spécialité pour Cassard) de plus en plus d'interprètes classiques. Et donc notre Gastinel, très amusée comme nous tous mais restant silencieuse. En retrait, presque timide.
Je l'avais observée, elle, ce visage si fin, si particulier, avec la coupe de cheveux inchangée depuis ses débuts, les cheveux courts et désormais argentés, et, dans sa tenue bleu et gris cette silhouette si mince de Tanagra derrière les rondeurs de son violoncelle.Et je la voyais très bien grignotant quelques nourritures évanescentes en buvant du thé vert, façon Arielle Dombasle, quoiqu'elle soit lyonnaise mais il y a sûrement des Lyonnaises végétariennes.
Une bonne vivante en sa ville de Lyon
Quand j'arrive au rendez-vous elle est déjà là, elle est au café... Nous parlons un peu de ce quartier de Paris où elle a pied-à- terre, j'indique un restaurant que j'aime bien deux rues plus loin, "et l'on vous met sur la table à l'apéro une terrine maison - Ah! soupire t-elle, une bonne terrine maison... et avec le pot de cornichons qui va avec!"
C'est ainsi que la glace se rompt, avec donc une pure Lyonnaise (elle est née à Tassin-la-Demi-Lune, la proche banlieue), qui vit toujours, privilège de Lyon, dans une maison si près du centre, fréquente tous les merveilleux marchés de la ville, y a aussi un intérêt immédiat, professionnel: enseigner au Conservatoire, qui est le seul Conservatoire national (m'apprend-elle) avec celui de Paris: "Beaucoup plus récent bien sûr" (les autres sont des Conservatoires régionaux). Elle a une dizaine d'élèves, "de 16 à 25 ans", qui se renouvelle par tiers, ils sont avec elle cinq ans. Mais elle observe, très lucide, cette nouvelle génération "de grands adolescents musiciens" à la fois remplie de certitudes mais aussi de doutes et d'angoisses: alors que l'école française de violoncelle est si brillante (on vient encore de le constater avec la double Victoire de la Musique de Bruno Philippe et de Victor Julien-Laferrière), "ils veulent tous rentrer dans des orchestres"
Professeur et maman
"Mon rôle premier est de sentir de quoi ils ont besoin, et ce n'est pas la même chose pour chacun d'eux. Pour soi-même c'est aussi très nourrissant. Mais je suis très souvent autant leur maman que leur professeur de violoncelle. Ils vivent dans un monde très anxiogène, où la notion de plaisir a disparu du champ de vision". Différent de son époque? "Complètement. On était dans notre bulle. On était là pour travailler et après on verrait ce qui se passe. Même dans l'enseignement, très directif: fais tel doigté, joue dans ce sens" Elle est, elle, on le comprend, un professeur de son temps, prête à partager une expérience s'il y a une logique musicale derrière la proposition.
Un concerto délicat pour le violoncelle
C'est elle qui a voulu ce CD. De cette oeuvre "que j'ai jouée très souvent, avec beaucoup de partenaires, et que j'adore, le Triple Concerto de Beethoven" Je lui dis que c'est un peu le concerto pour violoncelle que Beethoven n'a pas écrit. Elle sourit: "C'est vrai que la partie de violoncelle est très exigeante, on est très souvent dans les aigus, il faut faire attention à la justesse" Je lui parle de ce début du mouvement lent où l'on croit entendre un violon alors que c'est le violoncelle (et elle le joue magnifiquement) C'est d'ailleurs un concerto où le thème de chacun des mouvements est exposée d'abord par son instrument.
Une harmonie commune
Elle a choisi ses partenaires, le chef. C'est inhabituel. "Je connaissais bien Nicholas (Angelich), j'ai souvent joué avec lui. Mais jamais avec Gil Shaham. Evidemment j'avais entendu son jeu. Moi qui n'adore pas le violon (c'est incroyable de dire ça pour une violoncelliste!), j'ai toujours trouvé que le son de Gil est merveilleux, doux et raffiné, alors j'avais très envie de confronter nos deux sonorités et il a accepté. Mais j'avoue que, quand nous avons fait la première répétition, je n'en menais pas large: si je m'étais trompée? Si nos trois individualités n'allaient pas se rencontrer, trouver un son commun, une harmonie commune? Heureusement, cela a tout de suite sonné comme je l'espérais"
La grandeur en musique de chambre
Car elle fait partie de ces musiciens qui, ils sont désormais nombreux, aiment le partage, les Demarquette, Capuçon, Repine, Queyras, Laloum, Julien-Laferrière et Philippe, tant d'autres. "Déjà toute petite, j'adorais jouer dans un groupe. En plus, là, on avait un chef d'orchestre fédérateur". Paavo Järvi qui dirige avec beaucoup de soin, même si l'orchestre de la Radio de Francfort a parfois (les derniers accords!) un son pesant. Je lui dis que j'ai beaucoup aimé leur version, qui réussit ce pari de proposer à la fois un vrai concerto, ardemment beethovénien, avec le souffle, la grandeur, la poétique puissance que l'on attend, et une oeuvre de musique de chambre, centrée sur un dialogue intime entre trois instruments qui s'épaulent et s'écoutent: le son de Shaham et de Gastinel, la manière dont leur violon et leur violoncelle entrelacent leurs lignes mélodiques, est d'une rare beauté.
Cela passe (j'ai réécouté le CD après notre entretien) par un travail très subtil de crescendos et de decrescendos où chaque instrument réduit ou augmente, allège ou appuie sa ligne sonore, dans cet équilibre très compliqué à trouver où piano, violon, violoncelle, sont tour à tour solistes, en duos, en trio, sans orchestre ou avec l'orchestre, ce qui implique, si l'on peut dire, de changer de braquet (en tout cas de conception musicale) très vite et très souvent, dans une oeuvre de plus d'une demi-heure.
Une trop jolie clarinette
Dans le texte du CD (interview), Gastinel parle d'une "énergie solitaire pour chacun, qui fonctionne en direct avec l'orchestre, mais aussi tous ces moments à deux ou à trois qui nous régénèrent. Nous sommes dans le partage, constamment" On en revient au plaisir de faire de la musique ensemble ("mais il y en a, parmi les solistes, qui n'aiment pas. Et c'est très respectable aussi") où, je l'ai souvent observé, il y a, quand cela fonctionne, le plaisir contradictoire de surprendre les partenaires et de se fondre en eux.
C'est pourquoi j'ai un peu glissé sur l'autre oeuvre, ce Trio pour piano, violoncelle et clarinette, formation rare dont Beethoven a fait son opus 11, tout en en écrivant une version on le violon remplace l'instrument à vent. C'est le jeune Autrichien Andreas Ottensamer qui joue la partie de clarinette, et c'est très joli. Mais peut-on se contenter d'être joli dans Beethoven? Il manque la fougue qui emporte, et qui ferait qu'Angelich et Gastinel, si bons musiciens, soient emportés eux-mêmes; car, dans une formation pareille, c'est évidemment autour du son si particulier de la clarinette que tout s'organise, et d'abord notre écoute. On est davantage dans une élégance à la Mozart, sans les ombres inquiétantes de ce dernier.
L'élégance d'un jeu, son juste équilibre
Ce trio joué par Cassard, Grimal et Gastinel, avec la présence si forte et la fougue de Cassard, l'engagement de Grimal et la beauté sonore de Gastinel sonnait autrement... beethovénien aux Bouffes-du-Nord. On entendait avant lui le 1er Trio et ensuite le 5e, le fameux "des Esprits": résumé d'un itinéraire de compositeur. Le 1er Trio passe du style galant du premier mouvement à un dernier mouvement emporté, pris très vite, avec quelque chose d'impérieux. Le son de Gastinel (sur son beau "Testore" de 1690) est sobre, pur, élégant, chantant, sans trop "appuyer". Dans le 4e Trio, c'est la même simplicité, avec un beau lyrisme; Il y a aussi dans le 5e Trio de la violence mais jamais de brutalité.
Ces trios se distinguent à chaque fois par de magnifiques mouvements lents qui sont du très grand Beethoven. Là, le violoncelle n'est pas en harmonie des deux autres instruments, il a davantage d'existence propre, chantant les thèmes. Et quand on entend Gastinel, le juste équilibre de son jeu qui a l'exacte projection pour cette salle, l'exact lyrisme, l'exact phrasé, l'exacte élégance, le "ni trop ni trop peu" où l'auditeur se glisse comme dans un vêtement bien coupé, cela paraît tellement naturel... Après combien de travail? Après quel contrôle de soi où, vus la fougue et l'engagement de nos trois artistes (le magnifique "Largo" du 5e Trio où l'on est vraiment dans le climat "des Esprits" qui donne son nom à l'oeuvre), il y aura parfois un peu de brutalité chez Cassard, des petits dérapages chez Grimal, mais, chez Gastinel, rien à redire, jusque dans ce bis, l' "Adagio" du Trio opus 100 de Schubert ( l' "Adagio Barry Lindon"), pris très vite, avec parfois quelque chose de "ça passe ou ça casse")
Schubert, Mozart, Rostro et le gros alto
Ce Schubert à qui elle avait fait il y a quelques années un joli appel pour lui reprocher de ne rien avoir écrit vraiment pour son cher violoncelle. Reproche qu'elle aurait pu faire encore davantage à Mozart; "Oui mais je suis beaucoup plus sensible à la musique de Schubert qu'à, j'ose le dire, celle de Mozart. Enfin... peut-être qu'à Mozart je lui en veux trop" Mozart qui, lui, n'a rien écrit du tout pour le violoncelle.
On imagine la petite Anne dans sa famille de musiciens, papa compositeur, maman pianiste, les deux soeurs faisant de l'alto et Anne, quatre ans, touchée au coeur par le son du "gros alto", le son soyeux, chaleureux, profond, rassurant, du violoncelle. On apprend d'ailleurs qu'il y a des tailles de violoncelle différentes pour les petits, "cela permet de ne pas prendre de mauvaises positions" Anne n'a eu son "violoncelle (d') adulte" que vers quinze ans, avant elle en a changé tous les deux ans à peu près, "enfin cela dépend aussi de votre croissance".
Et les violoncellistes de cette si brillante école française qui perdure? "Je les aime bien. Quand je les rencontre ils n'ont pas un côté star, c'est peut-être dû à l'instrument, ce sont des gens sympas, plutôt bon vivants, avec une belle philosophie" Et au-dessus d'elle plane l'ombre de Rostropovitch. C'est pour cela qu'elle, qui joue tous les répertoires, elle n'a guère encore abordé les Russes. "Parce qu'il est là, à jamais, à jamais il y a son ombre. Dans ce répertoire-là, qu'il a tellement marqué, j'ai encore un complexe. Alors que j'ai toujours senti que j'avais ma place partout ailleurs"
"Mais je me soigne"
La musique à porter partout
Deux jours après elle est en concert à Saint-Dizier. La mission de porter la musique dans des lieux qui ne la rencontrent pas assez. "Mais il faut aussi que je m'occupe de louer une voiture. On doit tous être à Paris le lendemain matin et, comme aucun de mes camarades (Cassard et Grimal) n'a le permis, c'est moi qui vais me taper les 200 kilomètres en pleine nuit..."
On l'imagine, pendant que Cassard et Grimal somnolent de la somnolence des justes, râler sur la Nationale 4 derrière un camion allemand pendant que chuchote le brouillard. Gastinel, son beau Testore dans sa housse, de plain-pied dans la vraie vie et sur l'accélérateur...
Mais on n'en doutait pas une seconde.
Concert Anne Gastinel (violoncelle)-David Grimal (violon)-Philippe Cassard (piano): Beethoven (Trios numéros 1, 4 et 5) Théâtre des Bouffes-du-Nord, Paris, le 19 février.
BEETHOVEN: Triple concerto pour piano, violon, violoncelle et orchestre. Trio pour piano, clarinette et violoncelle. Nicholas Angelich, piano. Gil Shaham, violon, Anne Gastinel, violoncelle. Andreas Ottensamer, clarinette. Orchestre de la Radio de Francfort, direction Paavo Järvi. 1 CD Naïve
Gastinel, Grimal et Cassard seront en concert avec le même programme Beethoven ce 27 février à Toulouse (Espace Croix-Baragnon) et le 28 février à Périgueux (Centre départemental de Communication)