Troisième jour de cette "Folle Journée" de Nantes cette année sous le signe de l'exil. Enfin un beau ciel bleu qui éclaire les façades, dans le froid vif du matin. Le coeur de la ville où glissent les premiers tramways est inondé de lumière blanche et l'on a beau se dire qu'on sera à l'abri dans des salles chauffées et "aveugles", cela fait du bien.
(A lire par petit chapitre)
Les chanteurs d'oiseaux et l'accordéoniste-héron (Chapitre 1)
Le vendredi à Nantes c'est la journée des enfants. Des classes entières qui défilent, et sans doute de toute la Loire-Atlantique.
On les a mis devant. Ils regardent, fascinés, les deux messieurs. L'un, l'air sage et grave, les cheveux bouclés, avec son gros violoncelle. Il s'appelle François Salque.
L'autre, depuis que je l'ai vu cet été (voir mon article du 19 août), s'est laissé pousser la barbe. Il a un petit chignon. Il est immense. Il joue de l'accordéon et comme souvent les accordéonistes il ne regarde pas les touches. Il a la tête penchée. Il joue aussi pieds nus et, là, il est le seul accordéoniste... Parfois il lève son immense jambe droite et il la pose sur son genou gauche, pour ressembler à un grand héron. Il ne le fait pas exprès, me dira-t-il après, en coulisses. Quand il enlève sa belle chemise noire de concert, il a un tatouage ethnique sur l'épaule mais ça, il le garde secret...
Moi, je les connais, ces deux-là, plus que les enfants, parce que je les ai déjà entendus et que je n'ai qu'une envie, les réentendre. D'autant plus aujourd'hui (c'est encore plus fascinant pour les enfants) qu'ils sont accompagnés de deux drôles de zigotos.
Ils s'appellent Jean Boucaud et Johnny Rasse et on les nomme ici les "chanteurs d'oiseaux", depuis qu'on les a découverts il y a deux ans.
"Chanteurs d'oiseaux" parce que quand ils mettent la main devant leur bouche et qu'ils sifflent, on dirait d'incroyables oiseaux. L'un des deux ne peut même s'empêcher, quand il est en scène, de déployer ses ailes.
Ils me diront tout à l'heure qu'il y a vingt mille oiseaux, et ils sont tout tristes parce qu'ils n'en imitent, j'exagère, ils n'en "chantent" que cinq cents;
Leur programme à tous les quatre s'appelle: "Migration: un voyage du Nord au Sud" et Il y a un texte: "Le rendez-vous était fixé à Tallinn en cette fin d'été". On ne sait pas qui l'a écrit.
"La mer semblait se soulever comme une voile dans le vent... Elle scintillait...Plongeons, sternes, goëlands, ils étaient tous là, recouvrant cette anse de la Baltique et se préparant pour le plus énigmatique des voyages"
Un accord simple (do-mi-sol) répété par Peirani, une mélodie belle esquissée par Salque, d'Arvo Pärt, l'octogénaire de Tallinn, et puis le Cantus Arcticus (faut-il traduire?) de Rautavaara, le Finlandais. Derrière eux, les chanteurs, comme guettant près d'un étang baigné de brume.
Ou près d'un lac, le Baïkal. Du coup, quand ils jouent un Rimsky-Korsakov, "La rose et le rossignol", l'un des "chanteurs d'oiseaux" fait la rose.
Et voilà que par la magie du voyage imaginaire on se retrouve en Argentine. Dans "Armageddon" d'Astor Piazzolla, Salque et Peirani se déchaînent. Boucault et Rasse les rejoignent, soudain oiseaux d'Amazonie. Dont l'oiseau "indicateur" qui fait "croa croa" pour indiquer aux autres qu'il a trouvé du miel ou une colonie de vers.
Premier coup de coeur de la journée!
Le pianiste perdu (Chapitre 2)
A un moment de la "Sonate" du Roumain Enesco, on reconnaît comme un appel d'oiseaux sur le Danube. Réminiscence de l'exilé parisien. C'est une oeuvre un peu ingrate, pas très mélodique, où l'on entend parfois Liszt, Debussy, des harmonies tziganes, mais que Ferenc Vizi, qui est Transylvanien (c'est tout près) défend très bien. La 2e sonate de Rachmaninov est du Rachmaninov tout craché, elle a elle aussi la réputation de n'être pas très bien construite. C'est l'exil américain de Rachmaninov, qui se voit un peu en pianiste russe désargenté jouant dans un grand hôtel de New-York devant des clients qui ignorent son génie.
Mais Vizi lui fait relever la tête d'un piano échevelé et rugueux.
Ily a plusieurs salles à Nantes. Cell-ci est nouvelle, au siège d'une grande banque, avec de bons fauteuils de velours rouges. Mais on y est un peu en "exil", c'est assez compliqué de s'y rendre d'autant que la sécurité, renforcée cette année (et on ne s'en plaindra pas) n'est pas toujours très logique: longue file, itinéraires bizarres, même les Nantais s'y perdent et les gens de la sécurité eux-mêmes reconnaissent à mi-voix les désagréments en question, en s'en excusant...
.Du coup, ce matin, il n'y a qu'une poignée de "Follejourneux" écoutant ce malheureux Vizi. Une dame conquise, dit: "Ce pianiste qui nous a tant gâté mérite donc qu'on l'applaudisse deux fois plus fort". Aussitôt fait!
Chopin sans les lampions (Chapitre 3)
Cette "Folle Journée" nous fait entendre des oeuvres bien connues sous un autre angle. Chopin était considéré comme polonais par tous ses contemporains. Mais il avait un père français, d'où sa venue logique à Paris qui était, de toute façion, dans ces années 1830, un refuge pour tous les exilés d'Europe. Chopin, demi-exilé mais élevé chez sa mère en Pologne, n'y retournera plus. Quand Ido Bar-Shaï joue les "Mazurkas" de l'opus 24, il rend bien la nostalgie si particulière de cette danse que maman Chopin devait danser dans les salons. Son rythme imprime en nous un rêve triste.
Du coup on écoute aussi la fameuse "Polonaise militaire" comme une oeuvre d'une ironie désespérée car si les Polonais s'étaient amusés à combattre, ils auraient été écrasés par l'occupant russe. Et la "Grande valse brillante", jouée par Bar-Shaï avec beaucoup de goût ,se teinte de la nostalgie des palais varsoviens dont Chopin ne reverra jamais les brillantes lumières des soirées de bals.
Sirba Octet ou le klezmer joyeux (Chapitre 4)
Trois mères juives sont sur un banc. La première: "Ouillouillouille". La deuxième: "Oh!là!là! Oh!là!là!". La troisième: "Mais on avait dit qu'on ne parlerait pas des enfants".
C'est Richard Schmoucler, le premier violon du Sirba Octet qui nous raconte cette histoire. J'avais entendu son ensemble à Reims il y a un an et demi (article du 4/7/2016). La moitié de l'octuor a changé, sauf que ce sont toujours des pointures: le contrebassiste Bernard Cazauran, le clarinettiste Philippe Berrod, on les connaissait à l'orchestre de Paris. Le nouveau disque du Sirba (et le concert) s'appelle "A yiddisch mame!". Après le Danube, ils plongent dans ces musiques klezmer d'Ukraine, de Russie, de Bessarabie. Ils étaient déjà brillants, ils montrent désormais une liberté que donne l'habitude de jouer ensemble. Surtout, à l'inverse de la chape de plomb que les horreurs nazies ont déposée sur ces communautés, on se rend compte combien leurs musiques étaient souvent joyeuses, danses endiablées, airs trépidants, énergie fabuleuse.
Cela n'empêchait pas la nostalgie dont la clarinette de Berrod est le plus beau vecteur. Mais on s'amusait beaucoup, et les Sirba s'amusent eux aussi, soutenu par le superbe cymbalum derrière lequel Iurie Morar est assis comme à son bureau. Tout de même, me souvenant de Vilnius où toute trace de l'immense quartier juif de la ville est à peine signalée, le plaisir d'entendre les Sirba se mêle à l'idée qu'il ne s'agit plus d'exil mais d'extermination...
Pour rester sur un sourire, une autre histoire racontée par Schmoucler entre deux morceaux
Les trois mêmes mères juives sont sur le même banc. La première: "Mon fils, il pourrait acheter la moitié de Paris". La deuxième: "Mon fils, lui, il pourrait acheter tout Paris. Et, en plus, tout New-York". La troisième les regarde: "Qui vous a dit que mon fils, il voulait vendre?"
Mon Berezovsky de l'année, vu du mur du fond (Chapitre 5)
Cette fois c'est la "Sonate pour 2 pianos et percussions" de Bartok, qu'il joue avec Alexandre Ghindin et deux percussionnistes, Emmanuel Curt et Camille Baslé, excellents, ce qui est logique, l'un est super-soliste du National de France, l'autre est timbalier solo de l'orchestre de Paris. Ils sont même meilleurs que nos deux pianistes qui manquent un peu de mordant dans cette oeuvre admirable d'un Bartok en colère qui va s'exiler bientôt. Mais je me suis trompé dans les horaires, j'ai raté le premier mouvement, je suis relégué debout dans l'immense salle de 800 places, ce qui me fera trouver longuettes les "Danses symphoniques" de Rachmaninov où pourtant nos deux Russes sont plus à leur affaire. Et puis c'est le côté bon enfant de Nantes, on entre, on sort, on n'est pas toujours très silencieux dans les coursives... Quant à ce pilier nantais qu'est devenu Berezovsky, je dirai qu'il assure...
Un opéra par les enfants et pour les enfants (Chapitre 6)
Des enfants de nouveau, devant des enfants. C'est "Brundibar"...
Dans la grande salle du Lieu Unique, qui fait aussi scène: "Brundibar, un opéra pour survivre en temps de guerre", auquel ne survivra pas son auteur, Hans Krasa, compositeur tchèque et juif, qui voulait faire un opéra pour enfants chanté par des enfants.
C'était en 1938, sur un argument simple: Pepicek et Aninka ont une maman malade à qui il faut donner du lait pour qu'elle guérisse. Ils n'ont pas d'argent, ils chantent sur les marchés mais le très méchant Brundibar (en qui Krasa voyait Hitler) les en empêche. Les autres enfants de la rue, l'oiseau, le chat et le chien, vaincront Brundibar.
Mais pas Krasa, ni les enfants de Terezin: ce sont eux qui créèrent l'opéra le 23 septembre 1943, dans le camp de concentration dont il fallait donner une bonne image aux gens de la Croix-Rouge aveuglés. Krasa sera gazé à Auschwitz quelques mois plus tard.
Les enfants qui apparaissent, habillés de pulls et de robes à l'ancienne, les garçons coiffés de gapettes très "avant-guerre", et qui entonnent leurs joyeux chants, nous serrent le coeur. On imagine des enfants semblables à Terezin, on imagine surtout leur sort une fois la Croix-Rouge partie. Mais Luce, cinq ans, à côté de moi, regarde très intéressée, près de son papa, le petit Hély Pénisson qui joue Pepicek, à peine plus âgé qu'elle, haut comme trois pommes et déjà l'assurance d'un pro. Son Aninka, Maïna Michon est une charmante adolescente de treize ans, Simon Morant, jeune homme qui fait un Brundibar d'opérette, est lui aussi très bien. Les enfants et moins enfants qui les entourent chantent avec les voix de leur âge mais une magnifique discipline, les musiciens adultes, en petite formation (celle que Krasa avait reconstituée avec les instruments du camp), sont excellents, sous la direction de Ludovic Potié. La metteure en scène, Yveline Pallard, a fait un très joli travail plein de sourires et de trouvailles avec tous ces participants si musiciens et si acteurs du conservatoire de La Roche-sur-Yon, Vendée. Pour redonner à "Brundibar" la belle simplicité que Krasa n'aura pas vue sur scène, et ce sourire naïf du conte où le méchant est toujours puni. Mais c'est un conte (quoique même le méchant Brundibar, pardon, Hitler, ait été puni)...
Et Luce s'est endormie en suçant son pouce dans les bras de papa, loin de la méchanceté du monde.
Gidon Kremer à côté de moi (Chapitre 7)
Devant moi, devant nous, un violoniste de légende, Gidon Kremer. Désormais, lui et sa "Kremerata Baltica" qui l'accompagne "ambassadeurs culturels des pays Baltes". Puisque Kremer, comme Baryshnikov, a repris sa nationalité lettone.
Ils nous jouent deux partitions de Giya Kancheli. Kancheli, géorgien, dont il est curieux qu'avec la musique qu'il écrivit, minimaliste, un peu fantomatique, il ait été en odeur de sainteté du temps des Soviétiques. Kancheli a le même âge que Pärt, 82 ans, l'un est à Tallinn, l'autre à Tbilissi, les musiques ont des points communs. Kremer est beaucoup -car il joue, et l'on est sur un petit nuage!-, dans les notes hautes du violon avec un son toujours aussi parfait. Il y a des voix enregistrées à la Björk, un violoncelle, des crescendos et des decrescendos, trois notes de vibraphone pas très utiles. Mais il y a Kremer. Et sa Kremerata, de cordes, est remarquable.
J'avais aperçu Kremer quelques heures auparavant, à la cantine des artistes et des bénévoles. Il est passé près de moi avec sa petite assiette. Jeunes gens, c'est comme si vous croisiez Zidane ou Pogba avec son jeu vidéo à votre station d'autobus!
Schubert dans son hiver intérieur (chapitre 8)
Une voix.
Celle d'Edwin Crossley-Mercer.
Quand vous voyez arriver ce franco-irlandais né à Clermont-Ferrand, vous vous dîtes: "Il s'est trompé. Le casting mannequin, c'est la porte à côté" Mais il chante les premières notes sur "Fremd bin ich eingezogen" (Etranger, je suis venu)
Et, stupéfaits, vous le regardez autrement. C'est le début du "Voyage d'hiver" de Schubert, ce cycle de 24 lieder parfaitement désespérés et sublimes sur des textes magnifiques et lugubres du poète Wilhelm Müller. Ecrit par Schubert un an avant sa mort. Un voyage immobile dans l'hiver, un voyage intérieur dans l'hiver de soi-même. Cela commence par ce "Etranger je suis venu, étranger je repars" Et plus loin, sous ce même titre de "Bonne nuit": "A quoi bon m'attarder encore Jusqu'à ce que l'on me chasse?" Les larmes gelées tombent des yeux, puis dans la neige, les vents froids soufflent dans la face du voyageur et quand "les grands tilleuls sont en fleurs", ce n'est qu'un souvenir au milieu des grêlons. Parfois "la poste passe" mais n'apporte à l'amoureux nul courrier puisque sa belle est loin. Ou morte?
Et avec cela, la plus belle des musiques, plus sombre que lugubre, avec un emportement, une invention, une attention aux mots qui en font tout le prix. Et Crossley-Mercer est admirable de précision, d'intériorité, de beauté sonore (les éclats sombres de ses graves, l'autorité mâle de ses aigus), jouant de la tête baissée, d'un regard effrayé, sur un texte qu'il connaît par coeur -performance magnifique!-, cet homme accablé qui s'enfonce dans son monde intérieur.
Bon! Yoan Héreau qui l'accompagne se débrouille bien, d'un piano clair mais un peu sec et pas assez nuancé. Il est vrai que l'acoustique n'est pas de son côté. Dans le dernier lied, le célèbre "Joueur de vielle", il est pourtant très bien.
A la dernière note, une sorte de silence en forme de nuit, que les applaudissements réchauffent.
Nous avons tous en nous-mêmes quelque chose de l'exilé.
- François Salque (violoncelle), Vincent Peirani (accordéon), Jean Boucaud et Johnny Rasse (chanteurs d'oiseaux) : "Migration: un voyage du Nord au Sud"
- Enesco: Sonate pour piano opus 24 n°1. Rachmaninov: Sonate pour piano n° 2. Ferenc Vizi, piano
- Chopin: Mazurkas opus 24, Polonaise-fantaisie, Polonaise "militaire", Ballade n° 2, Grande valse brillante opus 18. Ido Bar-Shaï, piano
- Sirba Octet: "A Yiddishe Mame!"
- Bartok: Sonate pour deux pianos et percussion. Rachmaninov: Danses symphoniques. Boris Berezovsky et Alexander Ghindin, pianos. Camille Baslé et Emmanuel Curt, percussions
- Hans Krasa: Brundibar. Maîtrise et ensemble instrumental du Conservatoire de La Roche-sur-Yon, direction musicale Ludovic Potié
- Kancheli: "V et V" pour violon et orchestre de chambre. "Silent prayer" pour violon, violoncelle, voix et orch. de chambre. Gidon Kremer, violon, Giedre Dirvanauskaite, violoncelle, Kremerata Baltica
- Schubert: Le voyage d'hiver. Edwin Crossley-Mercer, baryton-basse. Yoan Héreau, piano