La Folle Journée de Nantes: l'exil vu par Barbara Hendricks et l'exil de Rachmaninov

C) Marc Roger

Un monde fou dès le premier jour. On se bousculait ce mercredi pour écouter Barbara Hendricks, François Salque, le violon bleu et tzigane de Pavel Sporcl ou l'accordéon de Richard Galliano. Je pensais le temps exécrable, vent et pluie incessants, responsable de cet afflux. Pas du tout: les places avaient été vendues depuis longtemps. Début, donc, en fanfare, de cette 24e "Folle Journée" nantaise.

L'exil a commencé tôt

L'exil a commencé tôt. Et le premier concert auquel j'ai assisté remontait aux sources musicales: le Moyen Age. Certes il eût été encore possible d'aller jusqu'aux Romains. Mais ce n'est pas le sujet de l'ensemble Obsidienne, qui explorait diverses manières d'être en exil aux temps des premiers noms de la musique, Guillaume Dufay ou Gilles Binchois. Sous la direction éclairante d'Emmanuel Bonnardot, on se replongeait le temps d'une touche historique, mais en chansons, dans la nostalgie du trouvère champenois, Gace Brûlé, se morfondant en Bretagne: "Je ne hais rien tant que le jour, ami, qui de vous me sépare". A l'heure où aller de Reims à Nantes se fait en quelques roues de TGV (quand la SNCF n'est pas en rupture de caténaires), on plonge en ces temps lointains où parcourir un bout de France (et la Bretagne n'était pas en France!), c'était traverser la Sibérie d'aujourd'hui.

La nef des fous, la danse macabre

Mais il y avait plus sombre encore: il y avait les croisés qui ne savaient s'ils allaient revenir ("Chanterai por mon coraige" de Thibaut de Navarre), il y avait les juifs exilés d'Espagne car ils n'avaient pas voulu renier leur religion ("Poco le das, Hija mia"), il y avait, chose inouïe, les fous: on ne savait qu'en faire, on les mettait sur un bateau (d'où sans doute l'origine de "la nef des fous") pour qu'ils dérivent jusqu'au port suivant ("Uns komm ein Schiff", un bateau est arrivé jusqu'à nous", chantait-on à Cologne au début de la Renaissance...)

Il y avait enfin l'exil de la mort et le corps pourrissant: "Mort j'apelle de ta rigueur", seul texte de François Villon mis en musique à son époque par un certain Delahayes. Et cette "Ad mortem festinamus" du Livre catalan de Montserrat, danse macabre avec force crécelles, tambours, cymbales, cris des cornemuses, tonitruant barouf comme les os qui s'entrechoquent et qui, dans leur énergie, vous donnent presque l'envie d'être un cadavre.

L'ensemble Obsidienne C) Hervé Letourneur

L'ensemble Obsidienne C) Hervé Letourneur

Le tambour est un gros bedon

Parmi les cinq compères (et commères) d' "Obsidienne", on remarque le remarquable diseur qu'est toujours Pierre Bourhis. Et Bonnardot nous raconte de manière amusante les instruments de ce temps-là, le psaltérion, "en forme de groin de porc" mais en bois... pour accompagner les psaumes (!); le timpanon (qui rappelle la cithare), le rebec "taillé dans la masse du bois comme un sabot", le tambour "qu'on appelait le bedon" et la rwth (prononcer rote!), la lyre galloise.

Mais pourquoi les (excellents) musiciens spécialistes du Moyen Âge ressemblent-ils si souvent à des écolos quittant leur Z.A.D?

Barbara Hendricks, la star

Barbara Hendricks.

Autour d'elle ses musiciens suédois (elle vit en Suède)

La star. Dans la salle de 2.000 places. "6e ou 7e fois que je viens à Nantes" Et elle donnera largement de son temps, au point de mettre en retard ceux qui avaient un concert après. Pantalon noir, grand manteau noir et rouge, un peu japonais, les cheveux poivre et sel en impeccable chignon.

Ses musiciens commencent à différentes guitares sèches: on est aussitôt dans le blues, on imagine un travailleur noir en croquenots, couvert de poussière, allant le long des rails de ville en ville. Le "hobo" de Charlie Winston...

Rosa Parks et Martin Luther King

Mais le thème, l'exil, s'appelle aussi "vers un monde nouveau". Et c'est ce monde qu'elle explore, sous les auspices de Rosa Parks, la femme qui, en 1955, refusera de céder son siège de bus à un Blanc, dans la bonne ville raciste de Montgomery, Alabama. Sous les auspices surtout de Martin Luther King, qui mena le boycott de la compagnie de bus pendant 380 jours, installant sa légende...

King, qui est le fil rouge du concert: "The road to freedom" (le chemin vers la liberté). King dont elle cite plusieurs phrases, certaines utopistes voire un peu naïves, d'autres terrassantes de justesse: "Ce qui m'effraie, ce n'est pas l'oppression des méchants mais l'indifférence des bons", ou de force sacrée: "Dieu a les deux bras grands ouverts: l'un est assez fort pour nous entourer de justice, l'autre assez doux pour nous entourer de sa grâce"

Barbara Hendricks et ses musiciens D.R.

Barbara Hendricks et ses musiciens D.R.

Velouté, couleurs plus sombres

La voix est toujours là, le micro rattrape dans cette immense salle la puissance qu' Hendricks n'a jamais eue; le médium est soyeux, le velouté du timbre intact, les aigus atteints sans effort, mais au prix d'un vibrato qui finit, dans ce répertoire, par être une figure de blues. Les chants sont de résistance, avec l'aide, qui est l'identité des Noirs américains, de Dieu: "Comme un arbre planté au bord de l'eau, nous ne bougerons pas" ("We shouldn't be moved"). "Keep your eyes on the prize and hold on!" (Garde les yeux sur l'objectif et tiens bon!)

Mais peu à peu (et que l'art de la diseuse, sa volonté de convaincre, sa présence, son charisme, sont intacts!) des couleurs plus sombres apparaissent: "Precious Lord, take my hand" (Dieu bon, prend ma main), c'est ce que chantait Mahalia Jackson aux obsèques de Luther King. Et "Strange fruit" (qui n'est pas vraiment pour la voix d'Hendricks), ce "fruit étrange" pendant d'un arbre qu'interprétait avec une si intense lassitude Billie Holliday, le corps d'un Noir lynché par des Blancs hilares.

Hendricks, l'ambassadrice des libertés

Et enfin la Barbara Hendricks ambassadrice de l'O.N.U. pour les réfugiés qui reprend, après quelques notes de "Summertime", la poésie d'une Somalienne de langue anglaise: "Ne bouge pas. A moins que ta maison te dise: Va-t'en. Cours vite. Accepte les insultes, elles sont plus faciles à avaler que les coups. Et les humiliations plus faciles à recevoir que le cercueil d'un enfant. Pars avant qu'on me détruise, ta vie est plus importante"

On est seulement mercredi 19 heures, cette "Folle journée" a commencé depuis deux heures à peine et on est déjà dans l'âme des choses, entre l'exil et l'espoir.

Impressions franco-roumaines

Et voici cette Europe centrale indéfiniment recomposée, où une frontière changée par des traités lointains vous éloigne de votre terre ou vous y ramène. Je découvre une jeune violoniste française, Amanda Favier, je découvre Dana Ciocarlie, pianiste roumaine qui joue souvent en France, dont on m'avait dit le talent.

Dana Ciocarlie C) Marc ROGER

Dana Ciocarlie C) Marc Roger

Elle est surtout au coeur de ce programme, avec les "Impressions d'enfance" de Georges Enesco. Enesco, roumain, venu tôt à Paris (mais Bucarest était si francophone alors...), violoniste virtuose et compositeur de talent entre deux cultures (son opéra "Oedipe" est en français). Les "Impressions d'enfance", dix au total (Ménétrier, L'oiseau en cage, Grillon, Vent dans la cheminée), ce sont des bouffées roumaines, des bribes de violon et de piano qui traverseraient les vitres ensoleillées d'une maison de bois au milieu des vergers, une musique fuyante comme la mémoire quand on pense à des lieux où l'on ne retournera plus.

Duo un peu déséquilibré

Ciocarle est impériale. Elle porte le duo. Favier est en retrait: son instrument a de belles couleurs graves, la violoniste est mystérieuse dans les passages lents, avec une troublante mélancolie, mais elle n'investit pas l'oeuvre. Elle manquait déjà de mordant dans les pièces de l' "Oiseau de feu" de Stravinsky (surtout quand on a en mémoire la rutilante nervosité de la version d'orchestre), elle est inégale aussi dans les "Danses populaires roumaines" de Bartok. Bartok, justement, dont le village natal, d'un trait de plume, s'est retrouvé en Roumanie. Après la Roumanie recréée d'Enesco, la Roumanie de Bartok est la Roumanie réelle. Les danses lentes sont étrangement fantomatiques sous l'archet de Favier (et c'est très beau) mais elle montre des limites techniques dans la rapide et âpre dernière danse qui font penser que ce répertoire-là ne lui va pas.

Un choeur russe admirable

Ekaterinbourg est, par sa population, la 4e ville de Russie.

On découvre qu'il y a là-bas un choeur admirable, une vingtaine de femmes et une vingtaine d'hommes, dirigé par un certain Andrei Petrenko qui a une tête à la Droopy mais une exigence et une rigueur musicale impressionnantes. Les deux passages de Rachmaninov (des "Vêpres" et de "La liturgie de St-Jean-Chrysostome"), sont d'une étonnante polyphonie. La musique est magnifique, le fondu des voix est un bonheur, les basses profondes, les timbres blancs des ténors (presque des castrats) soutenant une superbe contralto soliste, les parties féminines idéales: on en oublie que c'étaient des musiques interdites, composées d'ailleurs sur un autre continent (l'américain) par Rachmaninov.

Le choeur d'Ekaterinbourg D.R.

Le choeur d'Ekaterinbourg D.R.

L'âme mystique russe, entre couvents et forêts

Un "Ave Maria" d'Arvo Pärt chanté à plein poumons, un autre très curieux, à mi-voix, de Stravinsky, deux choeurs, plus neutre, mais à la coda superbe, de Schnittke ("Jésus, notre Dieu" et "Dieu, notre père") nous éclairent sur le sentiment mystique de la Sainte Russie, sur sa pérennisation pendant les temps officiellement athées du communisme, et sur sa résurgence d'aujourd'hui, avec de vraies découvertes, ce passage de Gretchaninov, compositeur pensionné par Nicolas II et qui partit lui aussi aux Etats-Unis, et l'inconnu Arkhangelsky, dont le concerto pour l'avant-Pâques orthodoxe fait frissonner de beauté.

Mais voici un autre choeur, de Sviridov, sur un vers de Pouchkine, d'une mystique panthéiste surprenante, avec deux voix féminines qui lancent des trilles d'oiseau et une basse qui répond pendant que la masse chorale  explose en un crescendo étonnant. Cinq chansons populaires pour finir, une sur la prononciation ("Des balais") où la superposition des voix est étourdissante, une autre qui est un chant... de bateliers de la Volga, mais bien plus beau que celui que nous connaissons tous. Et "Barynia", "une chanson badine" dit le programme: badine, oui, mais à la russe, quand la vodka est passée par-là.

Le bourdon s'envole

Tout de même, étrange programme, étranges Russes, où la religion semble autant dans les monastères que dans les forêts, pour nous rappeler aussi que, même si la religion était "l'opium du peuple", Staline ne toucha pas aux églises, à commencer par celles, somptueuses, du Kremlin.

Un "Vol du bourdon" (Rimsky-Korsakov) tout en onomatopées, virtuosissime et plein d'humour, met la salle en joie.

Une salle qui ignore sans doute que ce bourdon raconte aussi une histoire d'exil, puisqu'il est un prince transformé en insecte pour survoler les océans, à la recherche de son père et de sa terre natale.

 

  • "Chants d'exil au Moyen Âge" par l'ensemble Obsidienne, direction Emmanuel Bonnardot.
  • "The Road to freedom" (Le Chemin vers la Liberté) par Barbara Hendricks et son Blues Band.
  • Amanda Favier, violon et Dana Ciocarlie, piano: oeuvres de Bartok, Stravinsky, Enesco.
  • Choeur Philharmonique d'Ekaterinbourg, direction Andreï Petrenko: oeuvres de Rachmaninov, Pärt, Stravinsky, Arkhangelsky, Schnittke, Gretchaninov, Sviridov et traditionnels.