Chaque univers connait ses guerres. La presse n'y fait pas exception. La presse féminine non plus. La presse féministe pas davantage.
Ainsi quand "Bridget", le nouveau magazine qui signe "parce que le féminisme n'est pas un gros mot" lance son premier numéro en kiosque, "Causette", le magazine qui signe "plus féminin du cerveau que du capiton", le fondateur de ce dernier voit rouge : interrogé par L'Express, il dénonce "un plagiat éhonté" de sa revue. Et balance au passage sur la personnalité et les méthodes du créateur de "Bridget", Frédéric Truskolaski, connu comme le loup blanc dans la sphère de la presse magazine.
Par le repreneur de "20 ans"
La réputation du Monsieur n'est effectivement pas glorieuse, si on se fie aux enquêtes qui ont été menées à son sujet par 20 Minutes et L'express il y a 4 ans, à l'époque où il relançait "20 ans" : pour le recrutement, open bar chez stagiaires power ; pour la rédaction, blogueuses à gogo et aspirantes journalistes de 18-20 ans à qui l'on promettait un "tremplin de carrière" ; pour les rémunérations, piges à un tarif dérisoire versées dans des délais aléatoires et, disait-on, parfois au noir ; pour les locaux, on repasserait, la conf' de rédac' se faisait sur MSN ou dans une salle louée à l'heure...
En réponse à ces révélations sur le fonctionnement de la rédaction de "20 ans", les proches de Truskolaski brandissaient l'imparable argument du "on n'a forcé personne" et l'intéressé lui-même, considérant les allégations à son sujet comme "diffamatoires" et "mettant en cause son honnêteté", menaçait de poursuites quiconque reprendrait les informations publiées par 20 Minutes sous le titre "7 astuces pour faire un magazine sans argent", .
"Bridget" créé en représailles à une enquête de "Causette"?
Truskolaski est-il quelqu'un à qui on cherche systématiquement des poux dès qu'il entreprend?
Quatre ans après le scandale "20 ans", c'est Causette qui, dans son numéro de mars 2013, remettait le couvert. Dans l'enquête des journalistes Léa Meynard et Julia Pascual sur "People Story", l'une des sociétés de presse de Frédéric Truskolaski, on apprenait que le boss de "20 ans" est aussi celui d'une foule de journaux "real life" aux gros titres aussi grotesques que "Toute ma famille est morte le soir de Noël", "Mon mari me trompe avec la femme de mon amant", "Mon fiancé m'a trompée avec ma grand-mère" et on en passe. Un vrai créneau : entre sordide cabinet de curiosités et foire aux monstres, cet édifiant étalage de scabreux témoignages, "bidonnés" selon Causette, ferait florès : 60 000 à 100 000 exemplaires de chacun des trente et quelques journaux édités par Frédéric Truskolaski seraient tirés chaque mois. Et, toujours selon Causette, ça rapporterait : le patron de presse se serait versé 150 000 € de rémunération en 2011.
Est-ce en représailles à cet article paru dans le seul féminin ouvertement féministe jusqu'ici en kiosque que Truskolaski a décidé de créer "Bridget"? C'est l'hypothèse de Grégory Lassus-Debat, directeur de la publication de Causette. Et de souligner un certain nombre de similitudes troublantes entre sa revue et celle qui vient s'annoncer comme une concurrente : même prix, même format, même maquette, même style iconographique (néo-vintage spécial fan de Mad Men), mêmes sujets... Et on ajoute même nom en "et(te)" (façon diminutif mignonnet réservé aux jeunettes, aux belettes, aux minettes, biquettes, mauviettes, andouillettes et autres courgettes).
Le bon filon : la féministe (mais pas trop) à qui l'on vend du "girl power" avec de vrais morceaux de glamour à l'intérieur
Au-delà de l'accusation de plagiat porté par Lassus-Debat, il y a un point qui ne fait aucun doute : c'est un bon filon qu'entend exploiter "Bridget", celui de la lectrice un peu féministe mais trop prise de tête, qui a envie qu'on lui vende du "girl power"... Mais avec de vrais morceaux de glamour à l'intérieur afin de se prémunir du risque d'être confondue avec une de ces mal baisées hystériques poilues de féministes intellos casse-burnes.
Nous voilà donc marketées aux petits oignons. Reste plus qu'à nous faire frire lire.
Alors, ça donne quoi, "Bridget"?
Alors, ça donne quoi, "Bridget" ? A part un nom à la con, si c'est une allusion à l'héroïne d'Helen Fielding qui ne fait jamais qu'attendre le prince charmant en chialant sur sa balance, ce qui, quoiqu'en dise celles et ceux qui y voient une formidable figure du post-féminisme, n'est jamais qu'une navrante caricature sexiste, j'ai voulu savoir avant d'en causer (!).
J'ai donc acheté et lu "Bridget".
Alors, pour commencer, c'est pas de l'actu chaude chaude : un billet d'humeur sur les Antigones dont on a à peu près tous et toutes parlé en juin et sur lesquelles on n'apprendra donc rien de supplémentaire, un papier consacré à la sortie de Valérie Pécresse au sujet des papas qui ne sont pas faits pour changer les couches qu'on a aussi relayée partout, même effet de recyclage pour la brève à propos des uniformes sexys des hôtesses de Virgin (auxquels L'express, entre autres, avait dédié un article), celle sur Boutin et les seins d'Angelina Jolie (dont je parlais, mais je n'étais pas la seule à le faire, ici), sur le mot misogyne de Bernard Lacombe en mars dernier, sur l'appel au viol conjugal d'Aldo Naouri qui date d'avril, sur Polanski et Ozon à Cannes, sur l'avalanche de commentaires insultants sur le physique de Marion Bartoli, sur l'incontournable Viagra féminin, sur Nabilla qui n'est pas plus conne que ceux qui se foutent de sa gueule (lire le post d'Adèle Breau, très bien vu, à ce propos)...
Plus un Scoop it sur papier glacé qu'un magazine d'info et de reportage
Rien à redire sur la pertinence des sujets, mais on a plus l'impression d'être sur un compte Scoop It féministe qu'en train de lire un canard fait par de vrai-es journalistes qui auraient les moyens d'enquêter, de mener des interviews exclusives, de faire des reportages approfondis, de confronter les points de vue, de soulever les lièvres en avant-première et de sortir des scoops de temps en temps si possible.
Donc, tout de suite, ça fait un peu "cheap". Si on préfère le dire en langage de pro de la presse (ce que je ne suis pas, je rappelle à toutes fins utiles que je ne revendique pas le titre de journaliste et que je ne fais pas ici le même métier que les rédacteurs de Causette... ou de "Bridget"), c'est surtout du "desk", des papiers conçus et écrits à partir de dépêches ou d'autres ressources accessibles, en grande partie sur le net.
Pour les interviews, on repassera...
Avec en plus quelques ambiguïtés un peu gênantes aux entournures : dans les reportages de "Bridget", on cite volontiers quelques figures très légitimantes dans l'univers féministe, comme par exemple la neurobiologiste Catherine Vidal qui bat inlassablement en brèche tous les stéréotypes sexistes fondés sur de pseudo-certitudes scientifiques. L'article pertinemment titré "Les cerveaux des hommes et des femmes ne sont pas différents" fourmille de formulations qui laissent penser qu'une interview a été accordée par Vidal à Laora Paoli, la rédactrice de "Bridget". Après quelques paragraphes, il apparait plus probable qu'en lieu et place d'un entretien exclusif, l'article soit une synthèse des ressources disponibles : peut-être les livres et articles de Catherine Vidal, d'autres interviews parues d'autres médias, la conférence TedEX dont la vidéo est en libre accès sur youtube.
Le même sentiment de lire un (pas mauvais) résumé de ce que d'autres ont fait affleure quand on lit l'article sur le sexisme dans l'industrie du jeu vidéo : la rédactrice Simone Beaupoil (!) reprend, en le citant, le dossier très complet de la gameuse Mar_lard. Et puis, voilà.
Pas d'éclairage d'expert-es non plus dans l'article sur les femmes dans le sport. Pourtant, entre Fabienne Broucaret, Nicole Abar, Etienne Labrunie, Maylis de Kerangal, Audrey Keysers et d'autres, il y a du monde fort compétent à faire parler sur ce sujet... Pour les interviews, donc, on repassera.
Alors, au final, "Bridget", c'est bien ou pas?
Au final, alors, "Bridget", c'est bien ou pas?
C'est bien emballé, en tout cas. Les codes (du graphisme, du ton "bonne copine un peu grande gueule mais super cool" et même ceux du discours féministe) sont compris et maîtrisés. C'est présenté sur une assiette bien dressée, même si la recette est un peu pompée et que le plat sent le réchauffé.
C'est surtout fait pour toucher sa "cible" à 4,90€. La fille qui s'en laisserait bien conter si on la flattait un peu en lui disant qu'elle n'est pas du genre à s'en laisser conter. Mais comme le dit si bien Causette, "on n'est pas des quiches".