Il arrive assez fréquemment que j'entende "je ne suis pas féministe, mais..." ou bien "je comprends ton combat, mais je n'aime pas le mot féminisme". Il y a comme une réaction épidermique à ce mot-là.
Moi, je l'aime, le mot "féminisme", parce qu'il est chargé de son histoire, de ses disputes, de sa culture, de ses figures... Diverses, complexes, parfois opposées, jamais si caricaturales que voudraient le (faire) croire celles et ceux qui associent d'emblée le féminisme à l'hystérie, à la frustration ou à la misandrie, sans se préoccuper de sa formidable richesse, de ses stimulantes dynamiques et de la subtilité de ses ambiguïtés.
Le sexisme, cette masse de préjugés qui contaminent les relations avec l'autre genre (et avec le sien)
Toutefois, pour aller vite, sans passer par une vaste histoire politique du féminisme, je propose fréquemment à mes interlocuteurs et interlocutrices de prendre la question autrement. De la prendre sous l'angle du sexisme.
Je les invite, s'ils et elles sont mal à l'aise avec le "féminisme", à se prononcer sur le sexisme, cette masse de prismes, préjugés et stéréotypes que nous avons tous et toutes, à différents degrés, sur ce qu'est une femme et un homme.
Flatteur, le sexisme?
C'est un point d'entrée porteur, car si certaines des assignations genrées nous paraissent bienveillantes voire flatteuses, à nous femmes et hommes ("la délicatesse", "le sens de la conciliation", "l'élégance", "la tendresse" pour les unes, "l'efficacité", "la force de conviction", "la virilité", "l'autorité" pour les autres), d'autres nous heurtent ("la fourberie", "la beauté imbécile", "la séduction allumeuse", "la pleurnicherie" pour les unes, "la grossièreté", "l'incapacité à faire plusieurs choses à la fois", "l'agressivité sexuelle", "l'individualisme" pour les autres).
Toutes emprisonnent de toute façon l'individu dans des identités qu'il n'a pas nécessairement choisies, lui demandent implicitement d'endosser son genre avant son individualité. D'endosser tout son genre et non pas seulement ce qu'il a envie d'y prendre ou d'y laisser, à son gré.
Le sexisme ordinaire, c'est toujours une limitation officieuse, contrôlée par le corps social, de la liberté de chacun-e à vivre et exprimer sa diversité, ses ambiguïtés, la multiplicité de ses désirs, les fondations multiples de sa construction, la complexité de ses parcours, la permanence de son cheminement.
C'est aussi un déni de la capacité de tous et toutes à se transformer, à évoluer, à progresser ou tout simplement à changer. D'avis, d'envie, de vision. Nous ne sommes pas des êtres figés. Nous ne sommes pas fait-es pour être et rester ce que nous avons toujours été, et moins encore ce que l'on nous a demandé d'être.
Le sexisme, ce grand parasite... Y compris de nos mots d'amour
Pourtant, sexistes, nous le sommes tous et toutes.
Le sexisme est si ancré dans notre culture, dès la naissance et même avant elle ("il donne de sacrés coups de pied, le futur petit footballeur!", "j'ai vu à l'écho, elle a déjà de belles mains toutes fines") qu'il nous semble parfois vain de chercher à nous en défaire.
Fondamentalement parasitaire, le sexisme se greffe même sur nos mots d'amour : "ma princesse"/"mon champion", "ma belle"/"mon grand", "ma puce"/"mon lapin".
Voilà qui nous rend d'autant plus rétif-ves à lutter contre que nous craignons de jeter le bébé avec l'eau du bain, l'organe (le cœur) avec la tumeur (le sexisme), de nous assécher, de nous déshumaniser, de nous rigidifier si nous devons faire montre de prudence, ou de "politiquement correct" (pourvu que ça veuille dire quelque chose), avant de prononcer quelque phrase tendre.
Il n'y a pas de "sexisme anti-hommes" et de "sexisme anti-femmes" : il n'y a qu'un sexisme, nuisible à tous et toutes
Pourtant, il n'y a pas de sexisme positif, comme il n'y a pas de racisme optimiste.
Il y a toujours de l'assignation, de l'injonction, de la formatation, de la présomption, de la restriction dans le sexisme, même quand il s'avance sous des dehors prétendument bienveillants.
Il n'y a pas non plus de "sexisme anti-femmes" contre "un sexisme anti-hommes". Il n'y a qu'un sexisme qui ne réussit à personne. Qui retient les hommes de pleurer et les femmes de s'imposer, sans qu'aucune loi écrite ne s'y oppose formellement. Mais qui peut cependant les exposer au jugement quand ils s'y essaient.
Fier-e d'être sexiste?
Le sexisme a aussi ceci de navrant qu'il dévalorise la personne à qui il s'adresse ET celle qui l'exprime.
Celui qui fait une "blague de blonde" offense une certaine catégorie de femmes (ou bien toutes?), réduites à leur apparence et présumées stupides de ce seul fait. Mais je crois que l'auteur de la blague donne aussi une image assez pauvre de lui-même : celle d'une personne à l'humour un peu gras, éventuellement frustrée ("c'est quoi son problème avec les blondes? Il a pris un râteau ou quoi?") et fondamentalement un peu versée dans les perceptions simplistes et basses de front.
De la même façon, celle qui affirme que les hommes ne savent pas faire plusieurs choses à la fois donne d'eux une image d'empotés limités, gauches et puériles, mais encore légitime-t-elle une répartition des tâches de la vie quotidienne qui reposerait majoritairement sur elle puisqu'elle aurait plus de bras, d'énergie et de sens de l'organisation pour les accomplir.
"Shame on me : I am sexist"?
Alors quoi? Si on fait une blague potache ou si on affirme que les femmes ne savent pas faire les créneaux, on doit ensuite porter à vie une pancarte "Shame on me : I am sexist!"?
Not an issue! Ce serait encore être renvoyé-e à une caricature de soi-même, figé-e dans un moment (certes peu glorieux) et dépossédé-e de sa capacité à évoluer, à transformer ses perceptions.
Or, aussi vrai que nous sommes tous et toutes bien plus que ce à quoi notre genre nous assigne, nous sommes capables de pensées bien plus fines que les idées stéréotypales que nous véhiculons.
Pour un traitement anti-sexiste chronique
Oui, oui, je suis bien en train de dire que le sexisme, ça se soigne!
D'abord, en apprenant à en reconnaître les signes (pour quelques cas symptomatiques, voir le récent palmarès des sorties politiques les plus sexistes dans le Guardian).
Ensuite, en échappant au déni : quand une personne vous signale un petite poussée sexiste, vous ne ferez pas disparaître le symptôme comme une rougeur malseyante en vous drapant dans le linge qui lave moins blanc que blanc du "second degré" (et au fait, c'est quoi exactement, le "second degré"?)
Inutile encore d'en vouloir à la personne qui vous diagnostique une réaction sexiste : quand vous allez chez le toubib, vous ne lui reprochez (généralement) pas de vous avoir filé le microbe!
Enfin, en intégrant l'idée que l'on se veut et se fait du bien en engageant un traitement chronique contre son propre sexisme. On retrouve une bonne vue en s'autorisant à regarder l'autre genre (et le sien) bien au-delà du champ restrictif des prismes et clichés. On entend mieux aussi, ce qu'ont les autres à dire, en se libérant des acouphènes parasitaires que sont les clichés. Ca libère de l'enrouement et donne envie de donner de la voix pour plus d'égalité et de justice. L'anti-sexisme, c'est même bon pour la peau : on a soudain moins de démangeaisons urticantes quand on croise un-e féministe...