Il me semble que nous avons en France un rapport à la fois sacré et complètement dégradé à la liberté d'expression.
Sacré, parce que nous tenons, à raison, le droit qu'a chacun-e d'exprimer ses opinions pour un fondamental de la démocratie.
Mais profondément dégradé parce que considérant que tout propos est une forme d'opinion, nous avons la double tentation de ne pas condamner les discours injurieux, fussent-ils odieux, et de ne pas supporter que certains discours s'imposent, fussent-ils justes.
Le féminisme, une "pensée unique"?
Aussi, je vois, depuis quelques temps, le féminisme régulièrement renvoyé à cette problématique de liberté d'expression.
Quand nous réagissons avec énergie aux violences verbales dirigées contre les femmes et que nous interpellons qui les autorités, qui les médias, qui les responsables des réseaux sociaux pour que soit mieux contrôlée la diffusion de contenus sexistes, machistes ou carrément menaçants, nous voilà cataloguées en moins de temps qu'il n'en faut pour râler du côté des censeur-es. "Queuaaah! Les féministes veulent nous empêcher de les traiter de salopes sur Twitter? Mais c'est dégueulaaaaaaaaasssse! Vite appelons-en à la Cour Internationale des Droits du Mâle de l'Homme!"
Parallèlement, quand nos discours sont médiatisés et qu'ils infusent les esprits, rendant la blague misogyne à la machine à café peut-être bientôt aussi déplacée que la saillie raciste de papy-le-réac-de-service, voilà qu'on nous accuse d'être parvenues à contrôler les consciences et à décourager la critique. J'en ai lu, ces derniers temps, des contributions prétendant que le féministement correct avait triomphé et qu'il était devenu délicat, malvenu voire interdit de critiquer le féminisme.
Halte aux fantasmes et à la mauvaise foi!
Halte au fantasme! Il n'est pas du tout interdit de critiquer le féminisme. De critiquer LES féminismeS, pour être plus exacte, car précisément, ce qui pêche le plus souvent dans la critique du féminisme, c'est sa réduction à un mouvement unique et caricatural, essentiellement traité par le préjugé de mauvaise foi.
Bien sûr que, pourvu qu'on se soit un peu intéressé au cheminement de leurs réflexions et aux subtilités de leurs combats au lieu de leur attribuer d'emblée des revendications primaires que la plupart n'ont pas, on a le droit d'interroger les féministes sur leurs positions et de pointer les éventuelles dérives ou les inévitables contradictions de certains de leurs discours (au pluriel). Quel discours politique ne contient pas ses propres ambiguïtés, ses intimes conflits et ses risques de dévoiement ?
Evidemment que la critique est permise à quiconque se donne la peine de dépasser les clichés fantasmés sur l'hystérisme acariâtre, à quiconque accepte de renoncer aux procès d'intention émasculatrice pour regarder les féministes en face et se laisser une chance de constater qu'elles ne sont pas tout à faite les sorcières sadiques que l'on imagine!
Aucun doute sur le fait que les féminismes, comme tous mouvements politiques, gagnent à être intellectuellement challengés, qu'ils ont besoin de rencontrer une contradiction intelligente et sensée pour évoluer, pour innover et fondamentalement, pour apporter leur part, pas si dérisoire, au débat démocratique.
On a le droit de critiquer les féministes... Et les féministes ont le droit d'être justement critiquées
Non seulement, on a le droit de critiquer le(s) féminisme(s) mais encore les féministes ont-elles le droit d'être critiquées, d'être vraiment critiquées.
Critiquées pour commencer avec le respect que l'on doit a priori à toute personne qu'on interpelle (non, "salope aigrie" et "hystérique poilue" ne sont pas des marques de respect a priori ni des entrées en matière spécialement encourageantes), critiquées dans la reconnaissance basique de leur légitimité à s'exprimer et à agir (non, considérer leurs combats comme insignifiants et leur demander incessamment si elles n'ont pas "mieux à faire ou plus urgent sur le feu", ce n'est pas les critiquer, c'est seulement leur dénier le droit d'exister et de prendre la parole), critiquées avec des arguments pertinents et forts (non, "les féministes sont des malbaisées sans humour" n'est pas un argument très brillant, voire pas un argument du tout) et questionnées avec honnêteté sur des sujets qui font débat (non, "au fait, êtes-vous castratrice?" n'est pas une question honnête ni tellement enrichissante pour le débat public)...
Pour que la critique soit considérée en art majeur
Car il en va de la critique comme de la liberté d'expression, si l'on veut que cela reste un droit sacré, inséparable de la démocratie, il est souhaitable de s'en faire une idée pas trop dégradée. Critiquer, ce n'est pas caricaturer pour conforter ses préjugés, ce n'est pas réduire pour dénigrer, ce n'est pas insulter pour blesser, ce n'est pas humilier pour ridiculiser, ce n'est pas dénier pour se préserver de la différence et protéger ses privilèges...
Pour ne pas avoir à dire comme le poète Octavio Paz "Nous avons perverti la critique. Nous l'avons mise au service de la haine de nous-mêmes et de notre monde", rendons à la critique (du féminisme et de tout le reste) ses lettres de noblesse : concevons-la en dynamique de retour et d'échange, échappons aux simplifications confortables et aux illusions stéréotypées. Rendons enfin sa puissance à l'art de douter en s'accordant le temps de l'analyse et l'intelligence du discernement.
L'immense majorité des féministes que je connais sont prêtes à jouer le jeu. Et vous?