De l’extérieur, les personnes étrangères à l’éducation nationale ne voient, le plus souvent, dans les 860.000 profs de ce pays, qu’une corporation soudée, unie envers et contre tout. « Les profs » seraient une masse indivisible, facilement catégorisable, aisément étiquetable, reconnaissable à ces réflexes grégaires, à cette logique corporatiste raillée et honnie par le reste de la population.
Ceci n’est pas une corporation
Bien entendu, dans les faits, il n’en est rien. Certes le fait d’avoir des élèves constitue un dénominateur commun, cependant le cousinage s’arrête là, ensuite c’est l’éventail habituel des convictions politiques, le grand écart salarial, la variable majeure des horaires devant élèves, la multiplicité des cadres et des environnements de travail, l’infini camaïeu des pédagogies, la gamme complète des relations humaines, la très grande variété des rapports au savoir, de la plus totale polyvalence à la spécialisation ultime, et forcément, les goûts, les couleurs, les sentiments, les aspirations, bref, la nuit tous les profs sont gris sur le mur de la caverne mais le jour, c’est Technicolor, Cinémascope et 3D réunis.
Pour être exact, disons qu’il existe dans la catégorie socioprofessionnelle « prof » de nombreuses possibilités de sous-catégories. Prenons le critère du niveau d’enseignement. Quoi de commun entre un instit de maternelle et un prof de fac, au fond ? Primaire, secondaire, supérieur, encore divisibles en maternelle, élémentaire, collège, lycée, fac, prépa, grandes écoles, etc : des profs, partout, mais qui jamais ne se croisent, qui ne savent pas grand-chose les uns des autres – et d’autant moins qu’ils sont éloignés sur le spectre scolaire – et qui pour tout dire, se foutent royalement de leurs congénères.
Qu’ont dit, qu’ont pensé les profs de secondaire ou du supérieur quand la réforme des rythmes scolaires a été mise en place dans le primaire ? Rien, pour la plupart, ceux qui avaient un avis n’ont pas tous parlé et ceux qui ont parlé n’ont pas dit autre chose que ce que disait monsieur tout le monde – les profs ayant des enfants en primaire ont réagi en parents.
Qu’ont dit, qu’ont pensé les profs de primaire quand la réforme du collège a été mise en place ? Rien, pour la plupart, ceux qui avaient une opinion l’ont souvent gardée pour eux, et ceux qui l’ont partagée rejoignaient la doxa – les profs parents de collégiens ont réagi comme d’autres parents de collégiens.
On a tort de considérer les profs comme une corporation : ils sont trop nombreux pour fonctionner comme tel, à de rares exceptions.
Regard supérieur sur le niveau inférieur
Il y a cependant une chose que la très grande majorité des profs de France, qu’ils le veuillent ou non, qu’ils en soient conscients ou pas, partage : ce qu’on pourrait appeler la condescendance pyramidale, et dont l’expression la plus simple est ce petit regard supérieur invariablement porté vers le collègue de niveau inférieur.
Les profs qui enseignent en post-bac sont bien contents d’enseigner à ce niveau, ils ont affaire à des esprits plus évolués et n’ont pas à subir des classes qui n’ont pas choisi d’être devant eux, au contraire de leurs étudiants. Ils ne changeraient pour rien leur place avec les profs de secondaire, ils ont souvent tout fait pour ne pas les rejoindre et se distinguent d’eux par le fait qu’ils sont agrégés et docteurs, d’ailleurs ils consacrent une partie non négligeable de leur temps à la recherche et publient, de loin en loin. Au sein de l’université, il faut cependant faire la différence, par exemple, entre le maitre de conf et le chargé de TD, prestige oblige.
Dans le secondaire, les agrégés forment une caste supérieure à celle des certifiés, d’ailleurs ils touchent plus et enseignent moins, c’est sans doute qu’il y a une raison, ils ont bien mérité ce statut distinctif, l’AGREG est autrement plus difficile que le CAPES, c'est bien connu. Toutefois parmi eux, les profs de prépa sont les plus forts, incontestablement au-dessus du lot. En-dessous, il faut sortir du rang les profs qui ont les Terminale S, ce sont les meilleures classes, on les réserve aux meilleurs profs, forcément. Je ne parle pas des lycées professionnels, il est évident que les profs qui y officient ne valent pas les autres.
Les profs de collège sont de niveau inférieur, ce sont seulement des certifiés, rares sont les agrégés qui s’abaissent ici. Cependant plus on a de classes de 3ème ou de 4ème, mieux on se porte et mieux on est vu.
Ici s’opère une cassure : certifiés et agrégés ont beau former deux castes distinctes, ils se situent néanmoins nettement au-dessus de ce qui suit, à savoir les instits – on a beau les avoir appelé professeurs des écoles, personne n’est dupe, d’ailleurs ils ont plus d’heures de cours et gagnent nettement moins, ce n’est pas pour rien. Peu importe leur bac + 5, leur polyvalence est, finalement, un aveu d’incapacité dans tous les domaines.
On peut éventuellement faire la distinction entre instit de cycle 3 et instit de cycle 2, mine de rien en CM2 ce sont de presque collégiens, et en CP encore des petits qui débarquent de maternelle. Les instits de maternelle, justement, sont bel et bien tout en bas de l’échelle : bien des profs ont ri en entendant Darcos les accuser de changer les couches – au fond, c’est un peu ça, quand même, non ?
Le coupable, c’est l’autre
Il faut ajouter, à ce regard condescendant porté au-dessous, une insatisfaction constante de ce qui en provient : forcément, le collègue d’en bas n’a ni complètement, ni très bien fait son travail. Le prof de fac se plaint du manque de méthodologie des élèves de première année, le prof de lycée pointe le peu d’autonomie des ex-collégiens, le prof de collège constate que les 6ème ne savent plus lire ni écrire, à peine compter, l’instit de cycle 3 considère en grognant que les fondamentaux devraient être stables et ne le sont pas, l’instit de CP rouspète contre ces petits mal socialisés incapables de concentration et qui ne tiennent pas en place, et les collègues de maternelle, qui prennent pour tout le monde, doivent sans doute regarder la crèche, et bien sûr les parents, de travers.
L’autre, celui d’en bas, est toujours l’auteur du manque, le responsable du pas assez, le coupable du déclin constant. Moi, je ne fais que me débrouiller avec ce dont j’hérite, et croyez-moi, c’est pas facile vu ce qui m’arrive chaque année.
Il est donc tout à fait logique que, à l’autre bout de la lunette, le prof d’en bas se sente jugé, et qu’en réaction, le ressentiment l’étreigne, l’amertume l’enceigne. Le voilà qui, à son tour, jette un regard noir vers le haut, empli d’un sentiment d’injustice – la question de l’inégalité salariale est ici centrale – augmenté de la rage de celui qui se sent méprisé.
Ce complexe de supériorité finalement très bien partagé repose sur les dogmes suivants :
- dans la logique de concours propre à l’éducation nationale, le CRPE est plus facile que le CAPES, lui-même plus facile que l’AGREG, le Doctorat et la Recherche universitaire se situant encore un degré au-dessus (et légèrement de côté) ; il semble évident que l’agrégation est hors de portée d’un instit – c’est certainement vrai –, de même il coule de source qu’un agrégé se baladerait au concours de PE – c’est sans doute faux.
- dans l’imaginaire collectif, il est plus facile de s’occuper de petits que de grands, les petits sont moins pénibles et moins difficiles à gérer que les plus grands, surtout plus on avance et plus c’est à l’intellect pur que s’adresse l’enseignant, un prof de fac ne va pas moucher un étudiant ou régler un conflit à la récré.
- on trouve la preuve des deux précédents arguments dans le fait que la proportion de femmes enseignantes tend à diminuer à mesure qu’on grimpe dans la scolarité : c’est bien connu, les femmes sont moins aptes que les hommes au haut niveau, et plus portées sur l’aspect maternant que requiert de toute évidence le travail dans les « petites classes ».
S’inspirer
Les croyances ont la vie dure, il ya peu de raisons pour que change cette condescendance pyramidale qui irrigue le corps enseignant. Et pourtant… Tout le monde gagnerait d’une part à se garder de porter un jugement sur ce qu’il ne connait pas, et partir au contraire du principe que chaque enseignant intervient à un endroit, à un moment qui possède ses spécificités et nécessite une expertise propre, sans échelle de valeur. D’autre part, débarrassé de ses préjugés, chacun a sans doute beaucoup à apprendre des niveaux scolaires précédents : les instits d’élémentaire devraient s’inspirer de ce qui se fait en maternelle (le travail à partir de projets, la manière de donner du sens aux apprentissages, l’organisation spatiale de la classe…) ; la bienveillance de l’évaluation au primaire, le rapport privilégié aux élèves et aux parents, la place accordée à la durée et à la reprise, peuvent être source d’inspiration pour les profs de secondaire ; les profs de collège qui parviennent à captiver un public qui est probablement le plus difficile qui soit (hormones oblige) méritent qu’on se penche sur leurs méthodes, et ainsi de suite.
Chaque enseignant nourrirait sa pratique de celle du collègue et mettrait son enseignement en perspective, chaque niveau de classe s’en trouverait renforcé, enrichi de ce qui a marché précédemment. C’est toute la scolarité qui gagnerait en cohérence, une corporation entière qui gagnerait en cohésion.
Suivez l'instit'humeurs sur Facebook et sur Twitter @LucienMarboeuf.