C’était mardi 26 janvier, jour de grève en France, les contrôleurs aériens avaient cloué au sol, comme on dit, des dizaines d’avions, et le hasard avait mis profs et autres fonctionnaires dans la rue en même temps que les taxis, une fois de plus en mode offensif contre les VTC.
C’est peu de dire que les taxis ont éclipsé les autres. La journée s’est écoulée au rythme des flashs spéciaux à Orly, à Roissy, Porte Maillot, Bercy, place Castellane, partout où « l’actualité l’exigeait », c’est-à-dire là où de belles images de pneus brûlés et d’affrontements avec les CRS s’offraient aux caméras.
A 12 h 15, le premier ministre, le ministre de l’intérieur, le secrétaire d’Etat aux transports et la secrétaire d’Etat chargée de l’artisanat recevaient une délégation de taxis, deux jours plus tard 17 organisations syndicales de taxis sortiraient sourire aux lèvres de trois heures de discussion, leurs doléances entendues, de nouveaux rendez-vous pris, des promesses faites. Fin de la grève.
Le 27 janvier, LePoint.fr titrait : « Taxis, professeurs : le "deux poids, deux mesures" du gouvernement », et la journaliste Sophie Coignard relevait avec un brin de perfidie qu’ « il ne fait pas bon manifester pacifiquement pour être entendu » et que « mieux vaut être chauffeur de taxi que professeur de collège pour attirer l’attention du pouvoir ».
Bim.
Entendons-nous bien. Je n’ai rien contre les taxis, d’ailleurs je suis plutôt de leur côté, au fond c’est anormal qu’un VTC débarque sans payer une licence que certains taxis parisiens ont payé 240 000 €, s’endettant jusqu’au cou. Pour tout dire, si l’odeur de pneu brûlé ne vient pas me chatouiller les narines (et si je ne suis pas pris sur le périph quand ils le bloquent, cela m’est arrivé, 4 h 30 pour aller au boulot c’est long, ça m’apprendra à ne pas écouter les infos au lever), je suis même légèrement envieux, voire un peu jaloux – un peu seulement, je ne change pas mon métier pour le leur.
La grève a du plomb dans l'aile
Je ne suis pas le seul, les collègues n’ont pas attendu l’article du Point.fr pour constater que leurs grèves sont devenues aussi inopérantes que peu suivies, et le lien de cause à effet n’est pas à établir dans le sens que l’on croit, les rangs grévistes étaient plus fournis avant mais pour un résultat tout aussi proche de rien, c’est justement ce qui explique que les profs hésitent davantage avant de jeter 80 € par la fenêtre – la journée de salaire revient un peu plus chère quand c’est pour la seule beauté du geste qu’on la sacrifie.
Quelques jours avant la grève, la discussion battait son plein sur les réseaux sociaux, entre les futurs grévistes et les autres. Les premiers profitaient des derniers chiffres désolants pour remonter les pendules, appelant à la grève massive, les seconds trainaient un dépit teinté de colère en réponse : « A chaque fois qu’il y a une manifestation ou une grève c’est passé sous silence. Alors à moins de faire un gros coup je doute qu’on vous entende malheureusement » ; « difficiles à mobiliser ? Avant, j’étais toujours partant pour la grève. Pas mal de collègues aussi d’ailleurs. Maintenant ce n’est plus le cas. Il faudrait peut-être se demander pourquoi ? Peut-être le fait que ce n’est plus un moyen de se faire entendre » ; « les syndicats sont incapables d’évoluer, ils n’ont qu’un seul mot à la bouche : « grève, grève »… pathétique. Incapables de se rendre compte que ce moyen-là est dépassé, qu’il fait perdre une journée de salaire à des enseignants qui n’ont pas vraiment 80 € à perdre. Mais bon il faut croire qu’il n’y a pas que le politique qui est déconnecté de la réalité ».
Alors certains regards se sont tournés vers les autres, ceux qu’on entend et qu’on voit parce qu’ils savent se faire entendre et faire ce qu’il faut pour qu’on les voit : « opérations escargot, blocage, ça a déjà été tenté ? Tout ça, ça ne fait pas perdre une journée, et la médiatisation serait sans doute bien plus importante ! » ; « les agriculteurs en saccageant et en bloquant obtiennent très vite ce qu’ils veulent » ; « un bonnet rouge sur la tête, il n’y a que ça qui marche ! ».
Pancartes VS fourches à la main
Sérieusement ? On les imagine, ces profs, enfin fâchés pour de vrai, qui auraient fait tomber les digues morales et abandonné les réflexes historiques, qui délaisseraient les traditionnelles grèves et les manifs terminus Rue de Grenelle ? Les conçoit-on tout à fait, ces profs, ils auraient remisé les pancartes double A3 et leurs jeux de mots tirés par les cheveux, ravalé définitivement leurs slogans de l’âge de pierre, ils seraient prêts alors, bonnets rouges ou non (tiens, je propose le bonnet phrygien, c’est plus classe) à sortir les fourches et les piques et à passer à l’action, histoire d’être eux aussi entendus, à la fin ?
Enfin décidés à employer les grands moyens, ils se rassembleraient, le samedi après-midi (le matin ils ont corrigé les cahiers), et feraient le blocus du Centre Commercial du coin, ou empêcheraient l’entrée des principales rues piétonnes et l’accès aux terrasses des cafés, brûleraient quelques pneus pour éloigner le chaland. Le dimanche en fin de matinée, à l’heure de l’apéro (levés tôt, ils ont pu finir les fiches de préparation de géo et de sciences pour la semaine à venir) ils se retrouveraient pour une bonne opération escargot sur les principaux axes du canton, histoire de forcer les gens à tourner en rond et à rentrer chez eux regarder Drucker plutôt que d’aller chez mamie, et tant pis pour mamie qui se retrouve avec du veau Marengo pour la semaine. (Les plus remontés seraient devant la préfecture, à déverser le contenu de dizaines de cartouches d’encre rouge sur le trottoir).
… Blague à part, les profs sont-ils vraiment prêts à passer à autre chose ? La culture de la grève est profondément ancrée, même s’il n’en reste plus grand-chose dans les faits, et le prof est plus habitué à réfléchir qu’à agir, à penser et à imaginer qu’à faire… Et puis, n’y aurait-il pas, au fond, comme une incapacité fondamentale du prof à se comporter dans l’obstruction, lui qui fait profession d’instruction ? Travaillant à construire, peu ou prou, le monde de demain, peut-il seulement concevoir de faire obstacle au monde d’aujourd’hui ?
… Et le bon peuple de France, qui regardait les bonnets rouges, les vrais, d’un regard plutôt clément, comment verrait-il ces profs-là, offensifs et engagés physiquement dans l’opposition à la bonne marche des choses ? Le grand public en accepterait-il ne serait-ce que l’idée ? On entend déjà les habituels passéistes et déclinistes : "ah de mon temps, jamais un instituteur aurait fait ça !".
Si ce n’est que ça, remarquez, la popularité des profs n’en est plus à ça près, cela fait longtemps que leurs grèves sont mal vues par le reste de la population.
Autopsie de la grève
Si la grève a perdu de son aura et de son efficacité, les premiers responsables sont peut-être les profs eux-mêmes, sans doute ont-ils un peu trop usé du droit de grève, et de façon pavlovienne, et manquant parfois de discernement. Toutes les grèves ne sont pas forcément bonnes à faire, trop de grève tue la grève et à la fin toutes les grèves finissent par se ressembler, les TV pourraient se contenter de ressortir les archives de l’INA, les images et les discours sont les mêmes, et le but d’une grève étant de faire passer un message, si le message n’est pas audible la grève perd beaucoup de sens.
Les syndicats ont aussi une large part dans cette affaire. On nous rétorque que s’ils étaient plus puissants, s’il y avait plus de syndiqués, les grèves porteraient plus, mais le problème est ailleurs : dans la culture syndicale même de ce pays, où le dialogue social est une affaire de sourds, où le conflit fait office de discussion, où l’opposition de principe est un préalable, où le gonflage de jabot tient lieu d’argumentaire, et où le consensus est vu comme une défaite, voire une trahison. Les syndicats, pris dans leurs petits jeux d’influence et de couloirs entre eux et avec le pouvoir, ont trop souvent joué avec la grève et ont contribué à casser le jouet.
Les dirigeants de ce pays ont, ces dernières années, également bien contribué à dévaluer sérieusement le droit de grève. Singulièrement durant la présidence de Nicolas Sarkozy, grand expert en clivages, la grève a pris un bon coup sur la tronche, largement discréditée car vendue au grand public comme un mouvement indu tourné contre les bonnes gens et les vrais travailleurs. Voici la grève officiellement devenue synonyme de prise en otage, privilège écœurant de fonctionnaires gauchos gonflés au lait de la nation.
Le plus terrible est que, la plupart du temps, les grèves enseignantes ont pour revendication, non leurs petits privilèges, mais l’idée qu’ils se font de leur mission et du service public d’éducation de ce pays (qu’ils aient tort ou raison est encore une autre affaire). Non leur petit nombril, mais l’intérêt des élèves qu’ils ont pour charge d’instruire ! Pour une grève faite pour les salaires, combien faites pour défendre une certaine idée de l’école ?
Faut-il que l’homme de la rue ait perdu confiance en ses enseignants pour croire par défaut qu’ils pensent forcément à eux-mêmes avant de penser aux enfants…
Nota : en ce moment même, des enseignants se mobilisent à Marseille pour de meilleures conditions de travail et d'accueil des élèves...
Et pour savoir comment a été reçue et vécue la plus grosse grève d’instits depuis des décennies (80% de grévistes), on peut lire ce papier, c’était en janvier 2013.