Les 10 phrases que les profs ne peuvent plus entendre

Crédit Fred Dufour / AFP

Faites l’expérience. Vous êtes à une soirée ou à un dîner. Orientez la discussion sur l’école. Comptez jusqu’à 10. Ou bien, mieux encore, parlez d’école sur les réseaux sociaux. Comptez jusqu’à 10 commentaires. A coup sûr, vous avez droit à un des dix clichés suivants sur les profs.

Si vous êtes profs, de deux choses l’une. Soit votre interlocuteur est prêt à vous écouter, à entendre ce que vous avez à lui dire, bref, à laisser toute sa place à une réelle discussion. Alors ça vaut le coup d’argumenter. Soit votre interlocuteur ne démord pas, rejette vos propos les uns après les autres sans les entendre vraiment, sa pensée fonctionne par syllogismes, il montre une certaine agressivité et ne vous lâche pas d’un poil, car il est là pour en découdre : vous avez affaire à un troll, ce n’est pas très grave, juste très chiant, alors faites-vous plaisir, ça vaut le coup de clore la conversation d'un revers le long de la ligne.

1.Arrêtez de vous plaindre tout le temps !

Bon, d’accord, il faut reconnaitre que nous les profs, on a une certaine tendance à la plainte, à la déploration, un peu comme ces enfants geignards qui ont toujours un bobo par-ci ou par-là. Ben oui, on est comme 80% de la population de ce pays, voilà tout ! On a la grogne par défaut, on râle par principe, on n’est jamais content de notre sort et on trouve l’herbe plus verte ailleurs : on est français, quoi ! Dans le métro, le bus, au café, dans la rue, à la télé, à la radio, j’entends beaucoup de gens se plaindre, mais je doute qu’ils soient tous profs… Et puis, ce cliché est tellement ancré qu’il suffit qu’un prof parle de son métier, tente d’en expliquer les particularités, pour qu’on l’accuse de se plaindre, même si ce n’est pas le cas, même si son discours est structuré, distancié, constructif. Un discours identique servi par un autre qu’un prof serait-il aussi facilement taxé de plaintif ? Pas sûr. Heureusement, parfois, les profs disent combien ils aiment leur métier.

Réponse spécial troll : « Oui, je me plains, ça me fait du bien, si ça ne te plait pas, personne ne t’oblige à écouter ! »

2.Vous êtes des privilégiés et vous n’en avez pas conscience !

C’est vrai qu’on est des privilégiés (la sécurité de l’emploi, les vacances, rien que ça, déjà…). C’est vrai qu’on l’oublie, parfois, qu’on ferait mieux de tourner sept fois notre langue dans la bouche avant de parler. Mais alors quoi ? Cela devrait nous interdire de dénoncer ce qui ne va pas, dans notre métier ? Je devrais me taire si mes essuie-glaces ne fonctionnent pas sous prétexte que j’ai le GPS ? Et puis, si on parle de privilèges, alors il faut aussi dire tous ceux qu’on n’a pas : pas de médecine du travail digne de ce nom, pas de RH digne de ce nom, pas de formation continue digne de ce nom, pas de 13ème mois, pas de prime d’intéressement, pas d’heures supp’, pas de comité d’entreprise, pas d’arbre de Noël, pas de ticket resto…  Les privilèges, c’est assez subjectif, au fond. Faire un métier que j’aime profondément, voilà qui me semble un grand privilège.

Réponse spécial troll. « Tu sais quel est mon plus gros privilège ? Etre seul dans ma classe, ça m’évite de me farcir des collègues dans ton genre. »

3.Il y a trop de profs, l’éducation coûte trop cher au pays !

Ce n’est pas franchement ce que disent les études ! Il suffit de se pencher sur les chiffres donnés par l’OCDE : trop de profs ? En primaire, le nombre d’élèves par classe est officiellement de 23 en élémentaire (25,8 en maternelle). C’est plus que la moyenne de l’OCDE, qui est de 21 élèves (19 en Finlande, 15 au Luxembourg). Quant au coût de l’éducation, la France investit 5,3% de son PIB dans l’éducation, exactement la moyenne de l’OCDE (mais dans le primaire, 15% de moins que la moyenne). Les dépenses publiques totales d’éducation représentent 8,8% du total des dépenses publiques en France. C’est très en-dessous de la moyenne de l’OCDE, qui est de 11,6%. Ceux qui pensent qu’investir dans l’éducation coûte de l’argent à un pays n’ont rien compris à l’affaire : ce que coûte l’échec scolaire est autrement plus important. En 2014, le Think Tank Terra Nova a évalué à 24 milliards d'euros par an "le coût minimal" de l'échec scolaire, en tenant compte du manque à gagner de recettes fiscales liées aux moindres revenus de personnes sans diplôme et des allocations sociales versées à gens plus souvent inactifs ou au chômage. « Si vous trouvez que l’éducation coûte cher, essayez l’ignorance », disait Abraham Lincoln*.

Réponse spécial troll : « T’aurais pas essayé l’ignorance, toi ? »

4.Vous n’avez connu que l’école, vous êtes complètement déconnectés de la réalité !

Dans l’esprit de certains, un prof est directement passé du statut d’élève à celui d’enseignant et n’a jamais fréquenté le « vrai monde », la « vraie réalité » (vous avez remarqué, le « vrai » monde du travail est toujours celui que fréquente votre interlocuteur ?). Je suis toujours étonné devant ce type de propos : l’école ne ferait donc pas partie de la réalité ? Un prof est-il davantage coupé du monde qui l’entoure que les autres ? Il n’a pas de famille, pas d’amis, il ne sort pas, ne rencontre personne ? Quelle définition de la réalité fait consensus, au fait ? Surtout, cette conception du prof est largement dépassée : de plus en plus de profs ont travaillé pour payer leurs études, nombreux sont ceux qui ont eu une vie professionnelle avant de passer le concours, pratiquant des métiers et des environnements professionnels différents, ce qui leur autorise éventuellement un regard autrement plus avisé que celui qui n’a jamais enseigné.

Réponse spécial troll : « Parce que toi, tu connais l’école ? Tu as enseigné où, déjà ? »

5.Je connais un prof qui… / moi, quand j’étais à l’école…

C’est l’argument massue de votre interlocuteur : il a toujours, dans son entourage proche, l’exemple d’un prof qui vient étayer son propos, qui lui permet d’affirmer que, qui montre bien que les profs sont. Ma sœur est prof, elle fout rien, mon cousin est prof, il bosse 20 heures par semaine, j’ai des amis profs, ils sont les premiers à dire que ce métier est facile, etc. Variante : « moi, quand j’étais à l’école », j’avais un prof qui faisait ça, les profs étaient comme ci, on voyait bien que les profs patati, les élèves patata. Mais qui peut décemment penser qu’un exemple, plus ou moins éloigné ou datant d’une autre époque, suffit à induire une généralité ? C’est un peu comme proposer un sondage avec échantillon de 1, mais ça ne gêne pas certains. L’autre problème, c’est que tout le monde est allé à l’école et croit que ça suffit pour connaitre l’école et les profs.

Réponse spécial troll : « Sous prétexte que tu manges du steak, tu expliques à ton boucher comment couper la viande ? »

6.Vous n’êtes pas assez payés ? Moi je gagne 1400 € par mois !

… et sa variante : « ton métier est dur ? Va faire les 3/8 à l’usine ! ». On comprend l’idée : encore une fois, interdit de se plaindre, pense à ceux qui en bavent plus que toi. Et si on arrêtait plutôt de juger les métiers qu’on ne connait pas ? Et si on considérait plutôt que chaque métier a ses difficultés propres, plus ou moins importantes, mais surtout très différentes : physiques pour certains, nerveuses pour d’autres, psychologiques, organisationnelles, etc. Le problème vient surtout de ce que, dans l’esprit de certains, il ne peut y avoir aucune difficulté à exercer le métier de prof. Pourquoi tant de burn out, alors ?

Quant au salaire, tout dépend de ce que l’on considère : si le salaire moyen des profs reste 14,5% plus élevé que celui perçu par les français toutes professions confondues, il est, à niveau de diplôme équivalent, 30,6% moins élevé que celui de ses collègues fonctionnaires, et 61,2% moins élevé que celui d’un cadre du privé. Et encore, un instit touche 19% de moins qu’un prof de collège, 30% de moins qu’un prof de lycée. Si on compare avec les pays voisins, même constat : un instit français touche 12% de moins que la moyenne des pays de l’OCDE, 68% de moins que son collègue allemand (et depuis 2000, le salaire d’un instit français a baissé de 11%, il a augmenté en moyenne de 14% dans l’OCDE).

Réponse spécial troll : « T’as vu ma Swatch ? Et j’ai même pas 50 ans ! »

7.Pas trop dur, de travailler 15 heures par semaine ?

D’abord, 15 heures par semaines, c’est pour les profs agrégés. Les profs certifiés font eux 18 heures devant élèves. En primaire, un instit a 24 heures de classe devant élèves, à quoi il faut ajouter 108 heures annuelles d’activités pédagogiques complémentaires, de réunions, conseils d’école, etc. Un instit français enseigne 924 heures par an, soit 152 heures de plus que la moyenne de l’OCDE. Bien évidemment, il ne viendrait pas à un esprit sain de considérer qu’il suffit de se pointer en classe sans préparation et sans corrections faites. Une étude de la DEPP datant de 2010 établit à 44 heures le temps de travail hebdomadaire d’un instit (52 heures pour les plus jeunes), soirées et weekend compris. Si tant de gens pensent encore le contraire, c’est qu’ils n’imaginent pas la part invisible du travail d’instit.

Réponse spécial troll : « 15 heures ? Et encore, vu ce que je fous en classe ! »

8.Tiens, encore en vacances !

Qu’on les paie cher, ces vacances ! Elles sont l’alpha et l’oméga des privilèges enseignants, l’argument ultime de leurs pourfendeurs, le point godwin du débat-pugilat. Bien sûr, que c’est un sacré avantage, ces vacances régulières durant l’année, et celles d’été ! Evidemment, comparé aux 6 semaines en moyenne pour les autres salariés français (hors RTT), aux 6,6 des entreprises de + de 1000 employés, c’est énorme. Quelques maigres consolations, pour ceux qui envient les profs ? 1. Un prof travaille 20 jours par an sur ses vacances, d’après l’étude de la DEPP. 2. Un prof paie toujours ses vacances plein pot, étant toujours en période haute. 3. Je tombe systématiquement malade au début de mes vacances.

Réponse spécial troll : « On déjeune ensemble, ces vacances ? Je peux me déplacer à ton boulot, si tu veux. »

9.Quand vous êtes pas en grève, vous êtes absents !

Ah, la grève des enseignants ! C’est un peu comme la grève des cheminots, la grève des hôtesses de l’air, c’est plus qu’un mode d’expression, c’est dans leur ADN ! C’est vrai que la grève est dans la culture enseignante (et plus largement dans la culture syndicale française), mais cela est de moins en moins vrai, les taux de grévistes ne sont plus ce qu’ils étaient, et de plus en plus de voix (ici-même…) s’élèvent pour dire que la grève n’est plus un mode d’expression efficace, qu’il faut trouver autre chose. Il ne faut pas oublier, non plus, que la journée de grève coûte 80,00€, ce qui n’est pas négligeable. A ce prix-là, si on fait grève, c’est qu’on croit vraiment à ce qu’on fait, c’est qu’on pense que la qualité de notre enseignement est en jeu, qu’une certaine idée de l’école est à défendre, pour nos élèves comme pour nous (il semble échapper à certains que l’intérêt de nos élèves EST notre intérêt, que nous sommes sur le même bateau…).

Quant à l’absentéisme des enseignants on a, il y a peu, détaillé trois études qui mettent à mal le cliché et établissent que les profs sont moins absents que la moyenne des salariés. Même le ministère a repris l'argumentaire.

Réponse spécial troll : « Tu crois pas si bien dire. La dernière fois, en faisant jouer les grèves et les arrêts maladie, j’ai réussi à aller des vacances de la Toussaint jusqu’à celles de Noël sans bosser ! »

10.Le corporatisme enseignant, c’est quelque chose !

Ceux qui connaissent bien le milieu enseignant savent que la variété des profils et des opinions des profs nuance quelque peu l’idée d’un corporatisme enseignant. D’autre part, le corporatisme n’est pas l’apanage des seuls profs, loin de là ! Si on juge le corporatisme d’une profession à sa capacité à réagir en faisant corps, alors les taxis, les contrôleurs aériens, les policiers, les patrons de tabac, les agriculteurs, les routiers, les médecins, les avocats, et bien d’autres encore, font preuve d’un indéniable corporatisme. La différence, c’est qu’il y a 800.000 profs, forcément, si on croit qu’ils pensent tous pareils, ça fait beaucoup.

Réponse spécial troll : « Du corporatisme chez les profs ? On est tous d’accord pour dire que ça n’existe pas. »

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* un lecteur, Pascal, apporte une précision à propos de cette "phrase attribuée on ne sait trop pourquoi à Lincoln par les français... Une petite recherche me montre qu'aux États-Unis ce président n'est jamais cité pour "“If you think education is expensive, try ignorance”. Il semblerait que ce soit l'écrivain Robert Orben qui puisse en être crédité en 1974, ou Eppie Lederer en 1975, même si on trouve l'aphorisme dès 1903: “If education is expensive, ignorance is still more costly”... Deux références: http://www.barrypopik.com/.../if_you_think_education_is... et https://qph.is.quoracdn.net/main-qimg... ". Merci Pascal !