La Roque-d'Anthéron : le pianiste Nikolaï Lugansky, grand-maître des contrastes

Nikolaï Lugansky, nuit C) Pierre Morales

Le festival de piano de La Roque-d'Anthéron -dédié à tous les pianos, on devrait dire tous les claviers- a repris sa vitesse de croisière après deux saisons entravées par le Covid. Avant-hier soir, dans le vénérable parc de Florans, c'est Nikolaï Lugansky qui officiait, point d'orgue d'une journée russe qui avait commencé avec le jeune prodige Alexander Malofeev et, à Gordes (une petite heure de voiture), Yulianna Adveeva.

Le Beethoven "double" de Lugansky

Toujours aussi droit, impassible, presque nonchalant. La cinquantaine blonde, un peu moins peut-être -mais juste la cinquantaine- et les premières notes de Beethoven: sonate n° 17 "La Tempête". On l'accusait de froideur parfois mais cette douceur et cette force, ce sens des contrastes... jouant comme rarement  chez Beethoven une sorte de dialogue de l'ombre double. Mettant en relief avec un soin extrême ces petites notes, détails angéliques dans l'aigu du piano en contraste évidemment avec les accords impérieux, la puissance du médium et du grave qui est souvent l"image même de Beethoven. Tout cela avec le sens des silences, des respirations, qui est la marque des très grands. Et un peu de pédale pour donner plus de résonance, quasi romantique. L'adagio prolonge cet échange-là, avec douceur et profondeur, une main droite qui monte presque vers le ciel; quant au dernier mouvement, celui qui a donné son surnom à la sonate, il commence sur un mode tendre, élégant, mozartien presque, avant le frisson beethovénien, la puisance et la force. Magnifique et... inattendu.

Aux saluts C) Pierre Morales

Moscovite par obligation?

Mais on le regarde, Lugansky. On essaie aussi de percer le masque. Comment faire autrement? Il avait été un des premiers Russes à jouer (concert non annulé) après l'invasion de l'Ukraine, c'était au Théâtre des Champs-Elysées. Salle à moitié vide. Ce soir le parc de Florans, lui, est plein. Mais ces petits dérapages dans Beethoven, lui si réputé pour son extraordinaire technique... Contrairement à certains de ses camarades qui sont partis très vite, dans des circonstances difficiles (on ne le sait pas assez), lui est resté à Moscou. Il y a femme, enfants -même si une de ses filles, il y a quelques années, arborait dans une cérémonie très officielle un T-shirt anti-Poutine. Il y a aussi parents, amis, les racines, l'idée, toujours présente qu'on peut ne pas revenir -l'exemple d'une consoeur qui n'a pu aller enterrer son père ces jours-ci. 

Une Appassionata en lettres de feu

Et Lugansky devant ces Français dont il sait évidemment les sentiments même si ces sentiments-là ne s'adressent pas à lui. Mais à son pays, sa patrie, sa langue. Et c'est comme s'il s'en sortait par l'affirmation de ce qu'il est, jetant dans l'Appassionata qui suit toutes ses forces. L'Appassionata, une des plus redoutables de Beethoven pour les doigts mais cela ne lui fait pas peur. Il exacerbe donc les contrastes (avec quelle maestria!), livre presque, dans le mouvement lent, une expérience sonore (sur les textures et les rythmes au medium du piano, le moment le plus intéressant à notre sens) et livre une vraie course à l'abîme dans le final -où la passion s'écrit presque, si l'on osait, en lettres de sang. Ovation. Il a gagné et un petit sourire traduit son soulagement.

C) Pierre Morales

Identifier Medtner

 La suite sera russe. Mais curieusement, et il l'avait déjà choisi, ce programme, sans rien de russe -de cette "russité" en tout cas telle qu'on l'imagine. Medtner, ce contemporain de Rachmaninov que l'on rejoue -Malofeev lui aussi mais un Debargue: trois Mélodies oubliées, la première qui s'évade vers des harmonies paisibles et moins attendues, la deuxième une sorte de danse silvestre, le problème c'est que cela rappelle Rachmaninov, puis un Rachmaninov qui aurait appris le jazz. Puis (troisième mélodie, Réminiscence) un Rachmaninov qui aurait croisé Medtner... Agréable (c'est tout de même Luganski qui joue!) mais pas identifiable.

Rachmaninov expérimental

Alors que le sont -et c'est courageux- les 5 Etudes-Tableaux qui suivent, de Rachmaninov justement. Mais un Rachmaninov qui déroute certains, le Rachmaninov fuyant, qui prépare l'exil ou qui y plonge. Parcourant le clavier, évidemment -haute virtuosité, où l'on retrouve un Luganski si maître de sa pensée et de ses doigts- avec des bouffées du 4e concerto pour piano (le plus expérimental) ou des Danses symphoniques. Et puis dans les trois derniers (de l'opus 39) des accords presque atonaux, comme si Moussorgsky ou Tchaïkovsky avaient vécu à l'époque de Schönberg, l'une de ces études telle une vague incertaine, de tonalité et de couleur; et des amorces de mélodies brisées dans la dernière. Oui, un Rachmaninov déjà "ailleurs" même si aucun autre compositeur n'écrit dans ces rythmes-là.

La nuit tombe sur le pianiste C) Pierre Morales

Et des "bis" qu'on n'identifie pas, regardant vers Prokofiev ou, justement Medtner, et qui sont tous les trois de Rachmaninov, si différents -à La Roque-d'Anthéron, juste avant de quitter le parc, on découvre sur un écran ce que les pianistes nous ont joué en cadeaux...

La passion d'une gambiste

C'est le retour de tous les lieux "décentralisés" du festival, comme avant le Covid. Et l'abbaye de Silvacane -deux kilomètres du centre du village- prête son écrin roman si pur aux concerts baroques. Dans le cloître lui-même, à la croisée de deux côtés (vue de biais sur les cyprès contre le ciel bleu de mer), la gambiste Salomé Gasselin, discrètement et joliment accompagnée par la claveciniste Violaine Cochard, nous montre ce superbe instrument de 400 ans -époque Louis XIII donc- au sombre vernis chocolat dont elle joue avec déjà tant d'énergie et de lyrisme. J'avais le choix dans mon achat, nous dira-t-elle ensuite, cette viole de gambe ou un appartement. J'ai choisi la viole, elles sont si rares de cette époque, alors que les appartements... il y en a! Passion émouvante d'une musicienne...

Violaine Cochard, Salomé Gasselin C) Pierre Morales

Le souvenir d'un grand film

Dans un programme où, bien sûr, en référence à Tous les matins du monde, le film magnifique d'Alain Corneau (mais les plus jeunes ont-ils vu cette oeuvre déjà vieille de 30 ans?) on retiendra d'abord la Chaconne de Sainte-Colombe, d'une si belle et profonde austérité, par rapport à l'écriture chatoyante de Marin Marais (ce que, justement, Saint-Colombe-Marielle reprochait à son élève), il y aura ensuite d'autres découvertes, de noms qu'on a croisés déjà sans les identifier vraiment, Forqueray, d'Hervelois, avec cette amusante habitude du temps de faire des portraits musicaux -La Bourron ou La Leclair de Forqueray, qui en fait sont des hommes, Leclair étant le fameux violoniste (musique dansante) et Bourron un personnage, semble-t-il, fort... bourru. Couperin et Rameau se sont prêtés eux aussi à ces portraits en musique.

Cochard, Gasselin, le public C) Pierre Morales

Les chaussures rouges de la musicienne

Gasselin nous présente sa viole comme une grosse guitare avec archet. On retiendra cependant que, contrairement à d'autres cordes, la viole peut jouer deux notes à la fois. Des notes qui grondent. On retiendra aussi que cet instrument qu'on identifie au Grand Siècle a jeté ses derniers feux plus tard, déjà sous Louis XV, qu'ont connu beaucoup des compositeurs du programme.

On retiendra enfin que Salomé Gasselin portait des chaussures rouges (bon, rose fuchsia, nous a-t-elle avoué) Ignorant que ce n'est pas un fameux chaussurier contemporain qui en a inauguré la mode mais bien le Grand Roi lui-même -Louis XIV, fashion victim avant l'heure et bien avant la reine déchue du siècle suivant, Marie-Antoinette.

Salomé Gasselin, viole de gambe et Violaine Cochard, clavecin: oeuvres de Marais, Sainte-Colombe, Duphly, Forqueray, d'Hervelois. Abbaye de Silvacane (13) le 27 juillet.

Nikolaï Lugansky, piano: Beethoven (Sonates n° 17 "La Tempête" et 23 "Appassionata") Medtner (3 Mélodies oubliées) Rachmaninov (5 Etudes-Tableaux) Parc du château de Florans, La Roque-d'Anthéron (13), le 27 juillet