Un des meilleurs violoncellistes de la jeune génération a enregistré et joue en concert le monument absolu de la littérature pour violoncelle, les Suites pour violoncelle seul de Bach. Bruno Philippe, pour le nommer, 28 ans, a choisi de graver déjà cette oeuvre fondamentale à un âge où fort peu le font encore, même si tous l'ont inscrit dès leur maturité d'apprentissage à leur répertoire. Ecoutes et rencontre avec le musicien.
Un presque gamin dans la spiritualité de Bach
La (toute) jeune génération des violoncellistes français s'annonce aussi brillante que les précédentes: Edgar Moreau, Christian-Pierre La Marca, Aurélien Pascal. Et Bruno Philippe. Lui, sous ses airs de gamin, cache déjà une maturité, une réflexion, remarquables, nourries, de plus, ces derniers mois, comme il nous l'a expliqué, par cet instinct incroyable de faire des confinements (nous l'avions rencontré à la fin du premier où il était encore en pleine interrogation) une méditation, à un âge encore si précoce, autour du sommet de la littérature pour violoncelle: les 6 suites pour l'instrument seul de Jean-Sébastien Bach.
Une montée mystique au violoncelle seul
Deux heures et quelque de musique, à la difficulté croissante, et que Bruno Philippe a choisi de gravir (car il faut s'y préparer comme un trail ou, mieux, comme une ascension à mains nues) pour la présenter au public à la sortie de ces temps difficiles comme une sorte de purification musicale. Et il fallait voir ce jeune homme, ce soir d'avril, dans la jolie salle parisienne Alfred-Cortot, tout en bois blond, intime et fervente; entendre aussi, au fil des deux concerts (une heure et plus d'une heure; un repos entre, qui n'en était sûrement pas un pour lui) cette montée mystique qu'il tirait de son instrument avec la sonorité profonde, la richesse de timbre, qui étaient à la fois à Bach et à lui-même, pour non seulement comprendre mais sentir et ressentir avec lui l'intensité de l'expérience, les hauteurs où il nous entraînait, comme un premier de cordée qui a si souvent monté cette voie; en même temps une voie, on le sait, exige qu'on n'y soit pas trop en confiance, juste ce qui suffit à garder la lucidité et le souffle.
Un monument, digne des Passions
Ces oeuvres, tous les violoncellistes les abordent dès le plus jeune âge. Ce monument, ils savent tous qu'ils devront l'affronter. Ils le font d'ailleurs, par étapes, telle ou telle suite (parfois plusieurs) en concert, les méditant, les essayant, les approfondissant, au point que certains n'osent en graver la moelle, la substance, la quintessence, ou trop tard, ou terrorisés. La moelle, la substance, la quintessence; car ces Suites, c'est cela: du charnel au spirituel, de l'écriture qui impose de se frotter à des rythmes qui sont ceux du temps de Bach, Allemande et Sarabande, mouvements lents, Courante et Gigue, mouvements rapides, parfois avec des parfums de danse paysanne; mais aussi, avec ces Préludes qui sont souvent en forme de variations et si variés par ailleurs, franchir un porche, qui est celui d'une ville ou celui d'un temple. Derrière la danse, la folle maîtrise d'un instrument, toutes les connaissances de ce temps-là qui ne seront pas plus nombreuses dans les siècles à venir, et qui sont, dans leur ampleur, l'immensité du projet -18 mouvements, largement deux heures de musique- l'équivalent des Passions, des Messes, pour un instrument qu'elles transforment pour les siècles futurs en roi des instruments au même titre que le violon et le piano (mais le piano, ce sont d'autres, les Beethoven, les Chopin, qui en feront ce qu'il est).
Dans cette dimension aussi qu'a le violoncelle de se rapprocher de la voix humaine. Or voilà qu'un garçon de 28 ans publie en Cd l'état de sa réflexion spirituelle, le plus jeune qu'il y ait eu, semble-t-il, après tant de grands maîtres (mais il serait absurde, évidemment, de les confronter) Et l'aventure est telle (avec le soutien d'un éditeur courageux ou... lucide) qu'elle vaut la peine d'être contée.
Un confinement consacré à Bach
Evidemment, j'aurais passé des années à les étudier, les approcher, ces Suites. Mais le confinement est arrivé, cela a été une chance, finalement. Je me suis dit: Profitons-en. Faisons fructifier tout ce que j'en ai retenu depuis que je les travaille. Et durant ces moments difficiles je n'ai travaillé que ça. Du matin au soir et presque du soir au matin. Et puis la proposition de mon éditeur est arrivée: les enregistrer. J'ai accepté. C'est un plaisir coupable, je sais. Mais pas du tout un ego trip. Une sorte de check point: l'étape, sur ce monument-là, je devrais dire la première étape: où est-ce que j'en suis? Où est-ce que j'en suis aussi en tant que musicien, en tant qu'homme? Cette musique permet cela. C'est une musique qui accepte tout. Après... si j'avais su dans quoi je m'engageais!
La vie, la naissance et la mort
On racontera à ce stade une petite histoire. On avait découvert Bruno Philippe il y a 15 ans (il en avait 13 ou 14) dans un petit festival du Languedoc. Le principe de l'organisatrice -excellente musicienne et excellente oreille- était qu'un nouvel invité se présentât en musique et, pour un violoncelliste en solo, c'était évidemment Bach. Elle interrogea donc le professeur de Philippe, Yvan Chiffoleau. Bach à 13 ans? Rassurez-vous, répondit Chiffoleau.Ce garçon de 13 ans, en maturité, en a 10 de plus.
Il y a, continue Philippe, une sorte de traduction de ces suites, admises par tous les violoncellistes (on sait seulement que ces suites ont été écrites dans la continuité, à Köthen, comme un tout), qui résumerait les âges de l'homme, les âges de la vie. Soient Suite 1 : Naissance. 2: Expérience. 3: Vie 4: Spiritualité. 5 (en do mineur) Mort. 6) (la plus longue) Résurrection. J'ai choisi ensuite de les enregistrer dans l'ordre qui me parle le mieux, un autre les aurait organisées autrement. 5, 6, 4, 3, 2, 1. La mort pour démarrer, la naissance pour terminer.
Bach derrière son interprête
Est-ce parce qu'il est deux fois nouveau père? En les jouant, ces suites, il a choisi la chronologie, ce que ne font pas ni n'enregistrent certains camarades. C'est que les plus difficiles sont les dernières, par leur poids métaphysique, par leur complexité aussi. Même si Bach y insère en 5e mouvement ce qu'il appelle des "galanteries": danses légères. Si légères? Menuets dans les Suites 1 et 2. Bourrées dans les 3 et 4. Gavottes dans les deux dernières. A la sortie du studio, j'ai murmuré: Plus jamais. Et le concert, où il prend le risque de les jouer dans l'ordre, gardant les trois dernières pour la seconde heure? A l'entracte j'ai appelé un grand ami confrère. Je lui ai dit: je vais mourir. Il m'a répondu: non, c'est ton ego qui va mourir. Evidemment il avait raison. C'est assez rare, pour nous, de jouer seul. Il y a toujours un piano, un orchestre, plus parfois. Et en fait, avec ces Suites, on est seul apparemment mais pas seul du tout. On est dans une non-solitude avec Bach. Notre employeur, c'est Bach. Dans un esprit de servitude, comme lui se voulait serviteur de Dieu, pas du tout esclave. Et, bien sûr, de respect.
C'est un chemin
Croire? Je ne suis pas croyant. Mais jouer ces oeuvres augmente ma spiritualité. C'est un chemin vers quelque chose.On ne peut s'empêcher de penser à cette quête que constitue désormais ces innombrables pélerins qui font les Chemins de Saint-Jacques et qui sont loin d'être tous croyants eux-mêmes. Mais qui cherchent.
Et c'est cela la beauté de ces deux heures. Au-delà du son profond, puissant, du lié magnifique des phrases, de l'assurance technique du jeune homme. De la joie qu'il sait y mettre. Une joie simple, humble, humaine. Tempos rapides -écoutez les Préludes des Suites 1 et 6- ou retenue méditative: on était frappé par le silence de chapelle qu'il y avait le mois dernier dans la salle Cortot, chaque auditeur confronté à lui-même dans une méditation collective. Dont l'officiant, seul avec son violoncelle et nombreux avec nous, était le messager.
6 suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach par Bruno Philippe, violoncelle. Un double Cd Harmonia Mundi.
En concert salle Cortot, Paris, le mois dernier et à venir dans divers lieux en France.