A l'Opéra-Garnier "Fin de partie", l'opéra de György Kurtag, est fidèle à l'esprit de Samuel Beckett

Clov à gauche (Leigh Melrose), Hamm en fauteuil (Frode Olsen) C) sébastien Mathé, OnP

Deuxième création de la saison à l'Opéra de Paris (après A quiet Place de Leonard Bernstein, chronique du 14 mars 2022), Fin de partie de György Kurtag est l'unique opéra (à ce jour! ) d'un presque centenaire. Il est présenté dans une belle mise en scène de Pierre Adui avec quatre chanteurs remarquables. Il est surtout d'une grande fidélité à l'esprit de Samuel Beckett.

Le premier opéra d'un nonagénaire

On a évoqué (article du 4 avril dernier sur Xenakis) cette série de compositeurs dont on fête, a fêté et fêtera le centenaire ces temps-ci, Xenakis donc, Boulez, Berio, etc. Kurtag en fait partie. Le Hongrois est né en 1926. On espère donc déjà le voir fêter ses 100 ans bien vivant. Et, remarquable intuition, il a attendu d'être nonagénaire pour écrire Fin de partie, même si cet opéra a eu, évidemment, une longue gestation. Mais Kurtag écrit depuis longtemps pour la voix, et dans diverses langues, hongrois bien sûr, russe, allemand, anglais, inspiré (ce sont des cycles de mélodie avec orchestre, ensemble instrumental, piano) par les grands poètes de ces divers parlers. Ces dernières années (mais peut-être depuis 30 ans) c'est vers la prosodie française qu'il s'est tourné -rappelons d'ailleurs à ceux qui l'ignoreraient que Beckett, quoiqu'irlandais, a écrit quelques-unes de ses pièces majeures dans notre langue.

Dans le programme les noms de Debussy et de Poulenc sont évoqués. On avoue qu'on ne s'en est pas toujours rendu compte. En tout cas la prose française a fait l'objet de la part de Kurtag d'une très belle étude, on peut en témoigner. 

Une oeuvre à la musique... très contemporaine

La première de Fin de partie eut lieu en novembre 2018 à la Scala de Milan (Kurtag avait donc 92 ans) dans cette même mise en scène de Pierre Audi qui vient aujourd'hui à Paris, et avec les mêmes chanteurs. Au-delà de la musique et du chant, on a personnellement été passionné par le travail d'Audi, qui pourrait, sans rien y changer, se transformer en mise en scène de théâtre, en remplaçant les chanteurs par des acteurs. Non, bien sûr, que le travail de Kurtag ne soit inintéressant, bien au contraire. Mais prévenons: il ravira d'abord ceux qui entrent de plain-pied dans la musique contemporaine -celle-là même qui, depuis 70 ans fait office de Querelle des Anciens et des Modernes, même si, dans ce cas-là, les Anciens n'ont pas toujours tort. On entendait quelques commentaires (pas représentatifs forcément mais on est tombé sur ceux-là!) qui disaient leur désarroi face à une musique qu'il faut apprivoiser, surtout qu'elle s'appuie sur un auteur dont l'humour désespéré, si particulier, est pleinement illustré ici pendant deux heures. Et l'on sait, hélas! que les amateurs d'opéra -on l'avait déjà ressenti lors du Soulier de satin (chronique du 23 mai 2021)- ne sont pas forcément des amateurs de théâtre...

Hilary Summers (Nell) et Leonardo Cortellazzi (Nagg) dans leurs fûts. A droite Frode Olsen (Hamm) C) Sébastien Mathé, Opéra national de Paris

 

Superbement écrite pour des alliages d'instruments en forme de gouttes sonores -l'influence d'un Webern mais aussi de ces oeuvres qui ont le mieux fait connaître Kurtag, les Jatekok (Jeux), pièces très brèves écrites pour des jeunes élèves de piano et qui sont aujourd'hui plus d'une centaine, avec, évidemment, cette inspiration folklorique (aussi) qu'on retrouve chez les compositeurs hongrois, Bartok, Kodaly ou Ligeti-, avec parfois des touches inattendues, un air d'accordéon, des percussions nombreuses et, évidemment, l'instrument hongrois par excellente, le cymbalum, la musique de Kurtag, dans une dimension atonale fort bien écrite, trouve dans les phrases ramassées de Beckett un contrepoint vocal parfait.

Très beau décor dans une nuit de bout du monde

Fin de partie est sans doute la moins connue des... trois pièces les plus connues de Beckett, derrière En attendant Godot et Oh! les beaux jours. Mais c'est l'atmosphère de Godot que l'on retrouve, dans le superbe décor -une énorme maison peinte en blanc, d'un crépi inachevé, au milieu d'une sorte de nuit de bout du monde- conçu par Christof Hetzer et magnifiquement animé (car tout cela est fort statique) par les lumières et surtout les ombres (projetées sur la maison sans, parfois, que le personnage soit sur scène) d'Urs Schönebaum. Un univers figé, où les personnages parlent, n'arrêtent pas de parler pour tromper leur immobilité, leur absence de destin, leur vieillissement sur place... Mais le titre Fin de partie, contrairement à Godot où les vagabonds, Vladimir et Estragon, gardaient, à la fin, un mince espoir que Godot arrive enfin, dit bien le sort des personnages.

Ils sont quatre, comme dans Godot

Ils sont donc quatre, comme dans Godot: Hamm, un tyran, d'un âge encore moyen mais qui, sur une chaise longue qui est peut-être un fauteuil roulant, ne quitte pas ses lunettes noires -d'aveugle?- avec même un foulard (peut-être ensanglanté?) qu'il porte au début et qu'il remettra à la fin -attendant la mort? Toutes ces questions en forme d'énigmes qui sont chez Beckett et resteront irrésolues bien sûr. Comme l'immobilité finale de Clov, le "domestique" agité, boiteux et peut-être souffre-douleur, qui a donné à Hamm des médicaments mais maintenant il n'y a plus de médicaments: Clov  et son chien -un chien en peluche, à roulettes, très belle idée de mise en scène- partiront-ils? Seront-ils seuls à partir?

Nagg (Frode Olsen) et Clov (Leigh Melrose) C) Sébastien Mathé, OnP

 

Laissant Hamm seul. Car, on l'a compris, mais c'est une ellipse admirable et de la pièce et de l'opéra, les parents d'Hamm, Nell et Nagg, sont morts. Eux qui nous ont offert une longue scène magnifique, de tendresse, de douceur et de regret, sortant, de deux fûts, uniquement leur tête (à la manière de Winnie à la fin d'Oh! les beaux jours) en racontant leurs souvenirs. Puis Nell, la femme (émouvant contralto d'Hilary Summers, dont le vibrato ajoute à l'empathie) disparaîtra, Hamm racontera une histoire sans queue ni tête à Nagg sorti, de nouveau, un peu agacé,de son souterrain (magnifique Leonardo Cortelazzi, ténor aigu et joyeux malgré sa vie misérable) Et puis...

Le texte savoureux d'un... Irlandais

Ainsi Nagg restera seul. On a pris un immense bonheur à entendre AUSSI le texte de Beckett et, on le redit, cette mise en scène pourrait servir sans changement au théâtre, rendant fort bien le désespoir teinté d'humour terrible qui est l'esprit même de Beckett. Y compris dans ce chapelet de mots peu utilisés qui est la gourmandise d'un étranger à notre langue mais l'ayant appris avec une telle gourmandise que son Nobel récompensera une oeuvre bilingue: Bernique! Retournez à vos partouzes... Finie la rigolade. C'est macache. Sans parler de ces phrases d'un absurde si différent de celui, par exemple d'un Ionesco: échange de Nell et Nagg -Tu crois à la vie future? - La mienne l'a toujours été.

Quatre "débuts" à l'Opéra de Paris

On a évidemment été un peu étonné de voir, pour un opéra au français... de théâtre, une distribution où personne n'est français. Mais rassuré très vite par le travail fourni sur la prosodie de la part de chanteurs dont trois (donc mal connus) font leur début à l'Opéra national. En l'occurrence les trois hommes: l'Italien Cortellazzi, l'excellent baryton anglais, Leigh Melrose, Clov très émouvant dont on se demande constamment s'il ne va pas ou éclater en sanglots ou tuer tout le monde (et Melrose préserve cette ambiguïté-là)

Nagg (Frode Olsen) et l'ombre de Clov (Leigh Melrose) C) Sébastien Mathé, Opéra national de Paris

On a gardé pour la fin la formidable basse norvégienne Frode Olsen, qui tient le rôle écrasant d'Hamm, avec un accent froid (scandinave!) mais très compréhensible qui rend d'autant plus "exotiques" les paroles qu'il prononce. Il faut avoir aussi un très grand talent d'acteur pour donner, outre les justes couleurs de la vocalité du rôle, autant de relief à un personnage assis pendant deux heures, dont  on ne voit pas les yeux et qui s'exprime donc par le reste du corps sans manquer jamais de naturel. 

Très applaudi enfin Markus Stenz, le chef allemand qui fait ses débuts devant un orchestre dont il souligne la qualité instrumentale sans jamais perdre de vue les chanteurs à qui il donne toutes les entrées. Signe de la complicité qui a dû s'établir avec les musiciens de l'orchestre dont il tire le meilleur, ceux-ci, au lieu, comme souvent, de déserter la fosse dès la dernière note entendue, sont restés là, debout, pour regarder Stenz monter sur scène et prendre leur part de son succès. Digne, ce soir-là, fin de partie opératique qui, elle, se poursuivra encore quelques jours!

Fin de partie de György Kurtag, mise en scène de Pierre Audi, direction musicale de Markus Stenz. Opéra-Garnier, Paris, les 10, 13, 14, 18 et 19 mai à 19 heures 30.