Bartok, Poulenc, Messiaen: des compositeurs en guerre et pour la paix aux Invalides!

Tristant Raës, Charlotte Juillard, Aurélien Pascal, Raphaël Sévère D.R.

Etrange coïncidence encore une fois -ou intuition surprenante- que ce programme "de guerre" aux Invalides qui suit un concert "militaire" (chronique du 11 avril) de l'orchestre Lamoureux. Oeuvres, donc, composées autour de la Seconde Guerre Mondiale, sous diverses formes, chorales, symphoniques, concertantes ou chambristes, où Bartok, Poulenc ou Messiaen se joignent à Khatchaturian ou Darius Milhaud. Ainsi qu'au "Chant des partisans" de... la compositrice Anna Marly.

La cheffe d'un choeur d'hommes

Cela commençait (de ces deux concerts auxquels nous avons assisté) par des militaires en tenue, ceux de l'Armée puis de la Garde républicaine. Dans le cadre grandiose de la cathédrale Saint-Louis-des-Invalides, petit choeur d'abord, grand orchestre ensuite. Le choeur en question, uniquement masculin, étant celui de l'Armée française. 

Anna Marly, compositrice du "Chant des Partisans" C) AFP

On a découvert d'ailleurs que les deux sont liés puisque ce choeur dépend de la Garde républicaine et qu'il est sans section féminine... sinon que c'est une femme qui dirige ce petit groupe de chanteurs-hommes, la lieutenante-colonelle Aurore Tillac, précise, rigoureuse et pointue. Un choeur qui n'a que 30 ans, créé en 1982 à l'initiative du ministre de la Défense de l'époque, Charles Hernu. Ils sont 40 en général, ce soir une petite quinzaine, et parfois avec partie soliste comme dans le magnifique Priez pour paix de Poulenc (poème de Charles d'Orléans) au rythme lent et implacable, presque une introduction (Douce Vierge Marie) aux Dialogues des Carmélites.

Un compositeur mort au combat

Autour du Chant des Partisans d'Anna Marly, sorti des années les plus sombres et confié aux ténors avec les basses en soutien rythmique, divers compositeurs du temps ayant écrit leurs oeuvres avant, juste après, pendant le conflit, ou parfois durant la "drôle de guerre" puisqu'ils perdront la vie quand elle éclatera dans sa brièveté -le superbe Priez pour nous autres charnels du jeune génie terrassé qu'était Jehan Alain, sur un texte bouleversant d'un autre "terrassé", de la Grande Guerre cette fois, Charles Péguy (Couchés dessus le sol à la face de Dieu), où les chanteurs mettent leurs timbres de soie et d'argent pour en rendre la poésie même. 

Le choeur de l'Armée française aux Invalides D.R.

                                                          Un récital où des auteurs rares revenaient à la mémoire, comme les Trois motets du trop oublié Maurice Thiriet, à une autre place dans le programme, de sorte que nous les prîmes pour du Poulenc, un Poulenc d'une tristesse insondable mais, soudain, avec la lumière d'un chant de pâtre. Il y aura aussi le Psaume 121 de Darius Milhaud dont on ne joue plus assez les grandes fresques mystiques: sur un texte traduit par Claudel, un complexe passage des voix, une polyphonie très riche et très spectaculaire. La conclusion étant le retour à la paix des Quatre petites prières de Saint François d'Assise (1948, de mémoire) : le retour à la mystique de Poulenc, l'apaisement, l'amour de Dieu (O mes très chers frères et mes enfants bénis)

La nostalgie du pays perdu

La seconde partie du même concert, avec l'orchestre de la Garde républicaine, réunissait des oeuvres liées à la guerre de manière plus lâche, l' Adagio de Samuel Barber, pour commencer, musique à tonalité funèbre que le chef, Sébastien Billard, prenait un peu lentement mais en respectant la gradation de cette élégie ascendante, comme si le ciel s'ouvrait peu à peu devant nous. Les rares Images hongroises de Bartok, de 1931, bien antérieures au départ de Bartok pour les Etats-Unis, rappellent cependant la nostalgie (culturelle) qui sera la sienne d'avoir quitté son pays durant ses dernières années. A l'intérieur d'une même phrase se croisent les rythmes lents et les rythmes rapides de la musique traditionnelle hongroise, une clarinette lance un trait déchirant et tzigane, des passages fulgurants de violon ou la stridence d'une flûte prennent à contrepied des danseurs et, soudain, cela ressemble à des klaxons, c'est "Un Hongrois à New-York"!

Et l'orchestre que l'on devine D.R.

Un Orient lointain, comme un mirage

Le Concerto pour piano de Khatchaturian, c'est "Un Arménien à Londres", si l'on considère que sa création en Occident (l'oeuvre avait connu sa "première" à Moscou en 1937) se fit (par la pianiste Moura Lympany) pendant la "drôle de guerre", quelques semaines avant les premiers bombardements nazis sur la capitale britannique. Il bénéficiait, ce soir-là, de la présence de David Lively dont on se demande pourquoi il est si rare en récital. Technique impressionnante, un jeu qui refuse le folklorisme qui pourrait menacer dans ce concerto (l'orchestre, de bonne facture, y tombe parfois) et qui, au contraire, n'hésite pas à jouer les réminiscences où cette oeuvre "soviétique" sonne parfois comme du Ravel, voire du Gershwin, avant que le mouvement lent ne nous entraîne dans le rêve d'un Orient lointain, d'un pays chatoyant dont le souvenir s'efface comme un mirage. Sous les doigts implacables de Lively, le dernier mouvement (plus faible ou en tout cas brillant sans profondeur), dans ses syncopes, a des accents "jazz" ou en tout cas c'est ainsi que Lively nous le fait entendre.

David Lively C) Soudoroguine

 

Des oeuvres de chambre entre douleur et nostalgie

Un salon plus discret quelques jours plus tard, quatre jeunes et talentueux musiciens, un climat plus intime et plus sombre où les oeuvres, là, vraiment, se réfèrent à ces temps douloureux. Charlotte Juillard, la violoniste (par ailleurs Supersoliste du Philharmonique de Strasbourg), Raphaël Sévère à la clarinette, Aurélien Pascal au violoncelle et le pianiste Tristan Raës: bien sûr le Quatuor pour la fin du temps.

Pascal, Raës, Sévère et Juillard D.R.

A deux ou trois d'abord avant l'oeuvre de Messiaen, et, pour commencer, les Contrastes de Bartok, un quart d'heure de la nostalgie de la patrie vraiment perdue, déploration, danse-souvenir, fulgurances de la clarinette dans les aigus -la clarinette du clarinettiste de jazz Benny Goodman pour qui fut imaginé Contrastes, le violon tenu par l'ami Joseph Szigeti, lui depuis longtemps familier des U.S.A. et Bartok se réservant la partie de piano. Raphaël Sévère remarquable, Charlotte Juillard dans le ton, Tristan Raës trop en retrait mais c'est aussi sa place derrière les autres qui explique cela. Quoique... il sera un très bel accompagnateur de la Sonate pour violoncelle et piano de Poulenc, conçue à l'été 1940, reprise et créée en 1949 par le grand Pierre Fournier: succès mitigé, peut-être parce que la brûlante nostalgie, fougueuse mais recueillie, du mouvement lent, magnifiquement rendue par Aurélien Pascal, avait renvoyé à des temps qu'on voulait oublier.

Une belle page de Raphaël Sévère

Un extrait d'une oeuvre de Raphaël Sévère- jeune compositeur en même temps qu'interprète, ils sont quelques-uns, Neuburger, Ducros, Doulcet, on en oublie. Sévère s'est inspiré d'Orages d'acier d'Ernst Jünger, un des grands livres sur la guerre de 14-18 mais côté allemand, il s'en excuse presque. Comme si Jünger n'appartenait pas à la littérature universelle!... L'extrait, pour la même formation que Contrastes, donne envie d'en entendre plus car les obus qui tombent, les assauts successifs et vains, trouvent une traduction intéressante d'autant que ce ne sont pas forcément des instruments auxquels on penserait pour traduire les stridences et les douleurs de la guerre.

Les mêmes en jeu D.R.

Le "Quatuor pour la fin du temps" mis en perspective

Arrive cette bouleversante merveille qu'est le Quatuor pour la fin du temps. Des informations pas toujours connues venues du musicologue polonais Jerzy Stankiewicz sont insérées dans le programme. Elles sont précieuses. Messiaen, prisonnier au stalag de Görlitz (aujourd'hui en Pologne) compose cette oeuvre des temps lugubres, en huit parties, où la fin du temps et l'Ange qui l'annonce, dans le moment le plus sinistre de la guerre, ouvre à la sérénité du Ciel. Quatuor que Messiaen, pianiste lui-même, composa en fonction de ses amis prisonniers, le violoncelliste du célèbre Trio Pasquier, Etienne, le violoniste Jean Le Boulaire et Lucien Akoka, clarinettiste (au lieu d'un alto) qui, d'ailleurs, ne rejouera jamais ce chef-d'oeuvre.

On apprend par Stankiewicz que la création, le 15 janvier 1941, dans le camp, devant 400 personnes, avait été précédée par l'exécution de larges extraits en décembre précédent, soirée poético-musicale avec des poèmes lus du bibliothécaire polonais Zdzislaw Nardelli. Nardelli, voyant la santé précaire de Messiaen, l'avait engagé comme bibliothécaire adjoint pour le préserver de travaux trop physiques, les prisonniers polonais lui construisant une sorte de refuge en bois à l'intérieur de ladite bibliothèque pour lui permettre de composer plus au calme. On savait aussi qu'un officier allemand, mélomane -et qui avait de l'oreille-, Carl Albert Brüll avait fourni à Messiaen papier et plumes, ce qui était prendre des risques d'un genre particulier puisque ce Quatuor aurait pu être classé par les nazis comme oeuvre dégénérée. 

Après le "Quatuor pour la fin du temps" D.R.

Un sommet de ferveur et de recueillement

Sa modernité magnifique sera rendue avec ferveur par nos quatre jeunes, dans les mouvements où ils sont à quatre voix - très belle Vocalise pour l'ange qui annonce la fin du temps et aussi la Danse de la fureur qui annonce les 7 trompettes qui, elle, n'est sans doute pas assez furieuse.  Mais l'Abîme des Oiseaux où Sévère montre, à 27 ans, sa pleine maturité, est étonnant. Quant au sommet de l'oeuvre, la Louange à l'Eternité de Jésus, un des plus beaux morceaux jamais écrits pour violoncelle et piano, grâce à Aurélien Pascal et au soutien de Raës, il serre la gorge.

Morceau repris en mineur par Juillard et Raës dans la conclusion, cette Louange à l'immortalité de Jésus où ce n'est pas la lumière qui nous éclaire mais le recueillement, à l'orée de la semaine pascale.

Choeur de l'Armée française, direction Aurore Tillac: oeuvres de Poulenc, Marly, Milhaud, Jehan Alain, Thiriet.

Orchestre de la Garde républicaine, direction Sébastien Billard: Barber (Adagio), Bartok (Images hongroises), Khatchaturian (Concerto pour piano avec David Lively)

Charlotte Juillard (violon), Aurélien Pascal (violoncelle), Raphaël Sévère (clarinette), Tristan Raës (piano): Bartok (Contrastes), Sévère (Orages d'acier, extrait), Poulenc (Sonate pour violoncelle et piano), Messiaen (Quatuor pour la fin du temps)

Au Domaine militaire des Invalides, Paris, les 29 mars et 11 avril.