Il est, nous a-t-on dit, unique en France. C'était la 2e édition il y a quelques jours du festival consacré à la lIttérature pour 2 pianos, voire pour piano à 4 mains, dans le confortable théâtre de Rungis, près de Paris. L'occasion de réécouter par exemple le Russo-Lituanien Lukas Geniusas, accompagné de madame, aussi talentueuse que lui.
Une municipalité qui investit dans la culture
Le Rungis piano-piano festival. Le nom est joli. Le lieu facile à trouver. Pas loin de Paris, vous avez à gauche le Marché d'intérêt national (qui a remplacé il y a 40 ans les Halles parisiennes), à droite la méconnue cité de Rungis, 5.000 habitants environ, avec quelques belles constructions du XVIIIe ou du XIXe siècle, coin d'Île-de-France apaisé.
Municipalité riche. Qui a su investir dans la culture(on lui rend grâce, car toutes de cette sorte ne le font pas), avec ce théâtre à la belle programmation, digne de cités bien plus étendues, et très raisonnablement rempli en ce dimanche après-midi de familles, jeunes têtes attentionnées, pas du tout le public que l'on voit dans les lieux parisiens fameux, et cependant tout aussi passionné. L'idée du festival, on la doit à deux Rungissois qui forment aussi un duo de pianos constitué, Ludmila Berlinskaïa (la fille de Valentin Berlinsky, qui fut si longtemps le violoncelliste du quatuor Borodine, prestigieuse formation de l'époque soviétique) et le Français Arthur Ancelle. On regrette de ne pas avoir pu les entendre dans l'un des Concertos pour deux pianos d'un Mendelssohn de 15 ans, écrits pour sa soeur Fanny. C'était le samedi soir, cela fit salle comble, nous dit-on.
Une littérature pour deux pianos trop méconnue
Un Arthur Ancelle qui vante toute une littérature méconnue, voire oubliée, touchant pourtant le roi des instruments. On ne parle évidemment pas des transcriptions nombreuses mais du répertoire originel, si l'on veut bien considérer aussi que beaucoup de pièces écrites pour deux pianos l'étaient en phase de transition avant une orchestration qui venait assez vite. On pense au Requiem allemand de Brahms, dont on joue encore d'ailleurs la version avec cet accompagnement réduit. Mais justement: le terme de réduction fait frémir notre pianiste, car ce sont des partitions à part entière, et qui demandent évidemment le même travail.
On souligne aussi que souvent les duos sont des duos de soeurs: derrière les mythiques soeurs Labèque les Pekinel ou les Bijzak. Ou bien des couples. Car il s'agit, comme pour les formations de chambre, d'un sacerdoce d'autant que, chez les compositeurs les plus fameux, le répertoire est tout de même réduit. Le festival a certes pour but de prouver le contraire. On veut bien croire Ancelle quand il nous parle de cette merveille qu'est la Sonate pour deux pianos d'Arnold Bax. Mais la partition en est encore difficile à trouver. Un des buts du festival est aussi de développer une banque de données de tout ce répertoire qui dort encore dans les bibliothèques et d'en mettre à disposition les partitions.
Les parfums de Rachmaninov
Ce concert de clôture -les deux duos de pianistes (qui composaient un piano-piano-piano-piano) devaient le lundi donner des master classes... pour lesquelles les postulants se pressaient!- voyaient deux générations se succéder. D'abord Louis Lortie et Hélène Mercier. Atypiques peut-être: habitués à jouer ensemble régulièrement tout en poursuivant leurs activités de soliste ou d'accompagnateur. On doit ajouter qu'Hélène Mercier est aussi madame Bernard Arnault (elle doit en avoir assez qu'on le rappelle), et que d'autres obligations lui prennent sans doute du temps. Canadiens tous les deux, c'est à Rachmaninov qu'ils se consacrent ce soir. La Suite n° 1 pour deux pianos (il y aura une Suite n° 2 que joue beaucoup Martha Argerich) qui sent sa fin de (XIXe) siècle, le parfum nostalgique de la terre russe. Les mouvements se nomment Barcarolle; la nuit, l'amour; les larmes; Pâques, ce dernier tableau où Rachmaninov, dans la lignée de Moussorgsky, exprime son émotion aux sonneries des cloches, auxquelles il consacrera plus tard un beau poème symphonique. On sait gré à Mercier et Lortie de mettre un romantisme discret dans leur jeu, intense et rêveur, habité.
Voir les mains des deux pianistes
La belle idée, en tout cas les moyens mis à la disposition du théâtre le permettent, est ce système d'écrans qui nous montre les mains filmées des deux pianistes. Et si l'on est un peu musicien, il est fascinant d'essayer de suivre qui tient la mélodie, qui tient l'accompagnement... et chez Rachmaninov c'est beaucoup plus complexe! On lit dans les doigtés combien Rachmaninov un magicien du piano, à la difficulté pour nous de discerner l'entrelacs des lignes mélodiques, car, semble-t-il, c'est la combinaison des éléments distribués à chacun qui construit la mélodie.
On est plus réservé sur les Danses symphoniques qui suivent, partition ambitieuse que Rachmaninov écrivit dans son exil américain: sa dernière oeuvre, deux ans avant de mourir, d'abord écrite pour 2 pianos puis orchestrée pour le prestigieux orchestre de Philadelphie et plus souvent donnée dans sa version orchestrale. Premier mouvement adéquat dans sa richesse sonore. Mais la valse centrale manque de rebond, de présence, et l'on ne sent pas, dans le final, la présence inquiète (à travers un Dies Irae) d'une fin dernière.
Un couple modèle, virtuosité, humour...
Leur succèdent Lukas Geniusas et madame, soit Anna Geniushene, qu'on aimerait entendre en solo, tant son jeu pétille, déborde, suit et parfois précède les inflexions et les impulsions de son jeune mari dans cette transcription du ballet Chout (Le bouffon) de Prokofiev, magnifiquement réalisée par le chef Pavel Boubelnikov: c'est simple, on dirait que cela a été écrit par Prokofiev lui-même, le ton, l'humour qui passe à fleur de doigts, l'ironie plutôt. Ballet guère connu, de 1915, qu'on aimerait voir monter aussi, comme toutes ces créations d'une Russie artistique qui s'ébrouait dans les nouveaux courants avant la glaciation stalinienne.
Geniushene y est parfaite de virtuosité contrôlée, d'énergie. Geniusas met de l"humour, de l'effronterie, dans les gestes mêmes du Chout qu'il reproduit en jouant, aussi bien dans Le bouffon travesti en jeune femme que dans l'Enterrement de la chèvre. Le couple (justement, c'est un couple!) propose ensuite -hommage à la France?- le délicieux Scaramouche de Darius Milhaud, Vif et joyeux premier mouvement comme indiqué, tourbillonnant même. Rêveur et poétique intermède, et pour finir une samba débridée, à peine un peu trop russe, souvenirs (il les développera dans Saudades do Brazil) du temps où Milhaud était secrétaire de notre ministre plénipotentiaire à Rio, Paul Claudel.
C'est cette complicité qui fait le prix des "Piano-Piano"
Piano-Piano Festival au théâtre de Rungis (Val-de-Marne) du 25 septembre au 4 octobre. Concerts du 3 octobre avec le duo Hélène Mercier-Louis Lortie (Rachmaninov) et le duo Lukas Geniusas-Anna Geniushene (Prokofiev-Milhaud)