Lequel est la lumière, lequel est la grâce? Tous deux peuvent y prétendre: Bach et Mozart deux des plus grands génies, en ce week-end de re-contact avec le public de la Folle journée de Nantes, sous une forme réduite, sans la "folie" joyeuse des échanges ni la richesse du programme. Mais elle a eu lieu, cette Folle journée, et c'est ce qui comptait, pour René Martin et ses équipes, pour la municipalité de Nantes aussi.
Le plaisir de jouer, le bonheur d'écouter
Merci d'être là... On est content de jouer. Phrase jetée, presque dans un murmure, par le claveciniste Bertrand Cuiller après les trois concertos de Bach qu'il venait de défendre en compagnie de l'ensemble Stradivaria, créé par son père (2 violons baroques, alto, violoncelle et contrebasse) , et c'était un peu comme au temps de Bach, en petit comité dans un château, avec quelques musiciens. Emouvant aveu pour des interprètes qui avaient dû s'interrompre... presque le temps d'un concerto, pour que Cuiller règle son instrument, on a joué ce matin à Fontenay-le-Comte (quelque cent kilomètres), le clavecin a mal supporté la chaleur...
Le lent réveil de certains musiciens
Bonheur de jouer. Pour tous les musiciens, émus, parfois pas encore DEDANS, presque étonnés d'être là, comme dans La belle au bois dormant où il faut retrouver les réflexes qui suivent un long sommeil -un Trio Wanderer un peu pâlichon, voire incertain, dans ces Trios avec piano de Mozart si peu donnés (l'étonnant début au piano seul du K.548 que Vincent Coq tient très bien). La pesanteur de l'orchestre de Nouvelle-Aquitaine dans le Concerto pour clarinette du même, que l'(encore) jeune Raphaël Sévère ne réussit pas à remuer, de sorte que l'admirable adagio manque de la lumière automnale qui en fait un moment bouleversant de l'ultime Mozart -et Sévère, dans le concert d'Arte du dimanche soir, avec un autre orchestre dirigée par l'excellente Glass Marcano, s'y éclaire tout à coup. Les chanteurs du Collegium Vocale de Gand (l'ensemble, tout de même, créé par Philippe Herreweghe!) un peu incertain dans les cantates de Bach samedi, avec une projection insuffisante des voix d'homme solistes (et le beau soprano aux couleurs profondes d'Hanna Bayodi-Hirt), et bien meilleur dimanche dans le Magnificat malgré une direction là aussi parfois brouillonne de Philippe Pierlot et toujours des imprécisions dans les fugues - mais, samedi et dimanche, un formidable jeune hautboïste dont on ne nous donne pas le nom -si vous l'avez, il a une crinière bouclée, merci de me le dire- et dimanche un non moins remarquable violoncelliste au poil noir (même demande)
La nécessité absolue d'un public
Bonheur d'exister dans une version les musiciens au théâtre dormant -et l'on voit bien le problème qui est le leur, au-delà des questions matérielles qui sont sûrement importantes mais qui vont se régler: cette NECESSITE ABSOLUE de jouer et de jouer devant un public sans quoi, comme une plante vivace privée d'eau, le plus grand virtuose s'étiole et il faut probablement une très grande force d'âme pour avoir résisté à cette si longue tempête (aussi intérieure qu'extérieure), répéter pour soi, pour ses enfants et son conjoint, explorer (en profiter pour explorer!) de nouvelles oeuvres ne suffisant évidemment, et visiblement, pas.
Reprendre ses marques quand la Folle journée est si atypique
Sans doute aussi manquait-il (et l'on parlera dans un instant du public qui, lui aussi, se réveille d'un long sommeil et, malgré son envie, n'a pas encore, par peur parfois, retrouvé le réflexe de SORTIR DE CHEZ SOI) cette folle excitation des habituelles Folles journées où l'on se croise, s'interpelle, s'apostrophe, slalome entre des groupes, autour du grand kiosque où les musiciens (jeunes, moins jeunes, professionnels, amateurs, étudiants) viennent donner à tous (ceux qui ont peu de moyen aussi, et surtout) un aperçu de la musique, de la grande musique, qui est, n'étaient les prix si souvent hors de portée et l'idée, pour les uns, que c'est une musique pour les autres, tant qu'on ne fera pas une VRAIE EDUCATION MUSICALE dont nos élites, de quelque bord qu'elles soient, semblent se foutre comme de l'an quarante (il n'y a de vrai musique que pour les djeunes, sauf que les djeunes, ils sont à la Folle journée autant que les vieux), un aperçu donc (on l'a déjà écrit mais on continue de le vivre) qui est un CONCERT EN SOI; et ces concerts aussi (les vrais, en salle) à des prix déraisonnablement (si) raisonnables, qui a fait, après tant d'années, des gens que l'on croise ici, des mélomanes d'origine pas bourgeoise du tout, pas du tout c'est formidable, ces musiciens, Mozart, Bach, Chopin et même Bartoook, qu'on entendait chez les parents et chez Mam et Dad, mais entre nous, qu'est-ce que c'est chiant (de sorte qu'à Nantes les places données aux sponsors pour leurs actionnaires ou leurs meilleurs cadres sont souvent désespérément vides), des gens qui vous font des analyses affûtées, pertinentes, intelligentes, en rien je suis critique dans une belle revue et je vais vous parler de l'ambitus et des diminuendos, mais sensibles, les pieds sur terre ou au plus près du coeur, si l'on veut.
Où en étais-je?
Quelques témoignages enchantés
Un public qui n'a PAS OSE, des Parisiens (plus largement des non-nantais!) qui se sont dit c'est pas la peine de tenter ça va être full up et puis un endroit clos, même avec des gestes-barrières et des mesures drastiques et des bénévoles aux aguets (parfois agaçant quand on est le masque dans le sac -on veut dire un peu plus bas que le nez- mais un grand bon point, finalement, pour leur vigilance!), on ne sait pas. Résultat, une Nicole et une Isaure (l'une de Nantes, l'autre des Deux-Sèvres, à 100 kilomètres), avec leurs maris, qui nous disent n'avoir jamais aussi peu de difficulté à trouver des places. Un Noé, ravi -19 ans, vendéen, en Maths sup' à Nantes et, sans difficulté à s'être connecté, s'offrant Sévère, Chamayou et Laloum dans la même journée -pour ce prix dérisoire et dans trois chefs-d'oeuvre mozartiens, le Clarinette et les Pianos 23 et 24 (vous traduirez aisément), avec en prime, la jeune Lya Petrova dans le 5e concerto pour violon, très beau son, aisance, virtuosité, une personnalité encore en devenir et qui grandira.
(Nicolas enfin, fanamili parisien, lui, qui vient d'habitude coucher à Nantes pour être à l'ouverture de la billetterie dans la nuit froide de janvier et qui, cette année, s'est offert un panier miraculeux qu'il a encore augmenté pendant ces trois jours...)
Moments de bonheur, instants de joie
Car tout de même aussi plein d'artistes REVEILLES: l'ensemble Les Ombres dans Bach autour de Gabriel Pidoux (le hautboïste), Sylvain Sartre (le flûtiste), et Théotime Langlois de Swarte (qui, quand il ne fait pas mannequin sans doute, comme Josef Jakub Orlinski, fait violon baroque). Selim Mazari dans la méconnue 9e sonate pour piano de Mozart, jouée avec une délicieuse désinvolture et parfois cette joie mozartienne teintée d'ombre -son compagnon Tanguy de Williencourt est un peu moins à l'aise dans la sombre et difficile Fantaisie K. 475 mais tous les deux sont remarquables d'échanges ludiques et de vivacité dans la Sonate à deux pianos K. 448.
Ce 23e concerto où le parfait Bertrand Chamayou réussit à entraîner les musiciens aquitains à force d'inventions, d'infimes nuances, de subtils détails qui nous font tendre l'oreille (et aussi dans le mouvement lent admirable et si nu) à une oeuvre que l'on croit bien connaître; et l'idée, soudainement évidente, au final parfois trop galant, de donner une grandeur beethovénienne. Et puis, deux heures plus tard, un Adam Laloum, dans le 24e concerto, d'une simplicité et d'une pureté de son magnifique, laissant la rude grandeur et le côté inquiet de l'oeuvre au Paris Mozart Orchestra (titre improbable d'un orchestre qu'on imagine enregistrant-une-musique-de-mauvais-film-hollywoodien-mais-à-Prague-parce-que-ça-coûte-moins-cher (et-on-pense,-la-prochaine-fois,-à-se-replier-en-Moldavie), très bel ensemble avec un pupitre de vents (jeunes) d'excellent niveau et UNE cheffe, la pionnière Claire Gibault, qui a l'immense qualité, que même les plus grands n'ont pas toujours, de savoir diriger Mozart.
(Un Adam Laloum, qui sort de scène sans jamais savoir comment saluer, et pourquoi on l'applaudit autant alors qu'il est déjà en train de se remémorer toutes les bêtises qu'il a pu commettre; c'est très simple, Adam, on vous applaudit parce qu'avec votre justesse de jeu presque métaphysique, vos fautes relèvent du fantasme ou des effets néfastes du couvre-feu)
Un été nantais si attendu
Et sans doute faut-il aussi trouver la raison des étrangetés et aussi des grandes joies de cette Folle journée si atypique, dans cet été qui, à Nantes comme dans toute la France, a commencé jeudi dernier, l'hiver s'achevant la veille. Le soleil légèrement voilé puis de plus en plus insistant, la chaleur exquise juste tempérée par la brise marine, l'idée de distiller des concerts de vents (ceux de l'orchestre de l'Armée de l'Air) dans l'exquis jardin du Lait de Mai (titre énigmatique mais notre enquête se poursuit) -treille, frênes ombreux, potager partagé, jeux pour enfants, aucune pluie à l'horizon, lunettes teintées obligatoires -et à trois pas de la Cité des Concerts, le plaisir de découvrir une Nantes plus secrète, un peu alternative, avec des passages aux petits pavés, du street art, des bistrots répandus sur des trottoirs au milieu des vélos, quelques boutiques locavores nonchalamment fermées -les gérants et employés étant aux bains de mer? bref, un reportage parfait pour un magazine à la mode... La mer justement, en ce premier week-end VRAIMENT DELICIEUX, le plaisir du lézard que nous sommes tous secrètement (qu'est-ce que tu vas t'enfermer pour écouter Wolfgang, encore on nous vautrerait dans des transats...), et cette fichue nécessité de dîner façon hollandaise (le pays, pas le président) ou EHPAD (ah! non il est 19 heures on ne sert plus, ou alors c'est plat OU dessert. Et pas d'entrée. Mais vous voulez tout de même un apéro pas un mojito on est en rupture de menthe?)...
Oui, la Folle journée de Nantes, cette année, c'était samedi, dans les rues bondées où le moindre trottoir était couvert de tables, les moindres tables couvertes de clients, les moindres clients couverts de boissons et de nourriture (et tous les établissements qui, d'habitude, ne servent pas au-delà de 13 heures 42, s'étaient mis au service continu) Mais après tout, peut-être, entre tous ces bonheurs retrouvés, la musique avait-elle elle aussi trouvé sa place.
Bach et Mozart sont difficiles à faire taire.
La Folle journée de Nantes, 27e édition: La lumière et la grâce (Bach et Mozart), du 28 au 30 mai.
A NOTER: cette Folle journée se poursuivra encore en région Pays de la Loire la semaine qui vient, en particulier à Laval, La Flèche, Sablé-sur-Sarthe, Saint-Nazaire, La Roche-sur-Yon, Challans, Ancenis et l'île d'Yeu (du 1er au 6 juin) Avec par exemple Tanguy de Williencourt, Raphaël Sévère, le Trio Wanderer ou Raquel Camarinha
La Folle journée 2022 aura lieu à Nantes du 26 au 30 janvier et en région Pays de la Loire du 21 au 23 janvier. Elle sera consacrée à Schubert le Wanderer (voyageur en allemand)
Sur l'édition 2021 97% des places proposées à la vente sont parties.