Une création mondiale pour la réouverture de l'Opéra de Paris -côté Garnier: Le soulier de satin, musique de Marc-André Dalbavie, adapté de l'oeuvre-monstre de Paul Claudel, mise en scène de Stanislas Nordey, six heures de spectacle. On s'incline. Même si, dans ce travail impressionnant, tout n'est pas parfait. Et l'on a fait comme les spectateurs de cette première à jauge réduite -entre 600 et 700 tout de même: on a applaudi avec chaleur, autant pour la performance que pour les retrouvailles, aussi émouvantes sur scène que dans la salle...
Le soulier de satin, une oeuvre-monde
C'est le dernier épisode d'une initiative de l'ère Lissner, les adaptations opératiques de quelques chefs-d'oeuvre de la littérature française, Balzac, Racine, etc. De tous ces projets, voici sans doute le plus ambitieux. Trop? C'est déjà ce que pensent certains, qui auraient sans doute voulu plus d'opéra dans ce théâtre. Mais le choix fait, et que Dalbavie, forcément, a accepté, ne réduit tout de même pas le travail énorme du compositeur à une simple musique de scène. Expliquons.
Le soulier de satin, oeuvre-phare que Claudel mit 5 ans à écrire, pièce de 500 pages dont la représentation complète dure 11 heures et qui ne fut créée, dans une version abrégée (de 5 heures!) , que près de 20 ans après sa conception, pendant la guerre, en 1943, par Jean-Louis Barrault, avec Marie Bell et Madeleine Renaud dans les rôles féminins principaux. On sait que, depuis, Antoine Vitez et Olivier Py se sont attaqués à la version intégrale, dont la musique ne fut jamais absente. De Georges Aperghis chez Vitez, de Stéphane Leach chez Py, et... d'Arthur Honegger à la création, une musique de scène qu'hélas! on n'entend jamais.
Opéra ou théâtre
Il est probable aussi (au-delà du jugement sur le spectacle de Garnier) qu'on peut, qu'on pourra, partager la salle en deux, ceux qui ont vu la pièce (en intégralité ou non, et Dalbavie confesse qu'il était des privilégiés ayant assisté à la version de Vitez à Avignon en 1987, souvenir à jamais marquant), ceux aussi qui l'ont lue (c'est un des rares textes de théâtre que l'on dévore comme un roman) et ceux pour qui il s'agit d'un opéra... devant donc être pleinement opéra, avec un livret qui soutient le chant, l'orchestre, en ne mélangeant pas les rôles. Or Le soulier de satin les mélange et cela peut gêner. Sans qu'on sache la part de Stanislas Nordey -oh! combien metteur en scène et homme de théâtre même s'il s'est déjà essayé à l'opéra!- ou de Dalbavie, ou de Lissner, ou de l'esprit de Claudel, dans ce choix.
Entendons-nous: il s'agit avant tout d'un opéra. Et la partition de Dalbavie (qu'en outre, dans les circonstances actuelles, il a fallu couper de près d'une heure, dont une scène capitale, vers la fin, entre Don Rodrigue et la fille qu'il a élevée, Dona Sept-Epées) est évidemment au premier plan du spectacle. Sauf cependant qu'il y a quatre personnages "parlés", et qui n'ont pas un rôle anodin. Cela contribue donc à hacher la continuité musicale qui, en outre -et respectant, ce qui est loin d'être un reproche, la construction de la pièce- multiplie les personnages, les différents lieux, nous attachant un instant aux uns avant que l'on retrouve les autres de sorte que cette histoire d'amour si intense de Dona Prouhèze (Dona Merveille) et de Don Rodrigue, qui s'étale sur 20 ans et qui est une des plus belles parmi les passions brûlantes jamais écrites -parce qu'aussi mystique qu'impossible-, nous en distraie trop souvent par des scènes où les autres protagonistes, aussi importants soient-ils, nous ramènent, par leurs considérations, leurs colères, leurs états d'âme, leurs simples récits, à Prouhèze et Rodrigue, inlassablement -bien plus qu'à eux-mêmes.
Oeuvre-monde... et à travers le monde
Tous tournent autour d'eux, comme autour du Soleil et de la Terre, mais en leur absence! C'est le reproche que l'on fera au remarquable travail de la librettiste Raphaèle Fleury qui nous donne vraiment (car, pour ce qui est de nous, on a vu la version longue, la version abrégée, on a même retrouvé un exemplaire de poche jauni couvert d' annotations nous laissant comprendre que -dans quelles circonstances?- on avait assez complètement étudié le texte) la quintessence du génie claudélien.
Coup bref de trompette
La scène de ce drame est le monde et plus spécialement l'Espagne à la fin du XVIe siècle, à moins que ce ne soit le commencement du XVIIe. L'auteur s'est permis de comprimer les pays et les époques, de même qu'à la distance voulue plusieurs lignes de montagnes séparées ne sont qu'un seul horizon.
Et l'on passera ainsi, par la puissance de notre imaginaire (il faut bien que le spectateur soit acteur de ce voyage immobile qu'est une oeuvre), de l'Océan Atlantique à la cour d'Espagne, des rivages sableux de Mogador (désormais Essaouira) à une église de la vieille ville de Prague, du village de Panama (alors) à l'étendue d'eau sur laquelle marche Saint Jacques, de la boutique d'un tailleur de Cadix au golfe du Mexique où mouille la flotte espagnole. Comment? Sous la forme d'un théâtre de tréteaux, voulu par Claudel et que Nordey, excellente idée, a choisi de respecter.
Références mystiques au Siècle d'Or espagnol
Costumes (fort beaux) d'époque, grouillement des comédiens qui sont réunis au début sur le plateau, didascalies (la première page de la pièce) dites par un Yann-Joël Colin (rôle parlé de L'Irrépressible) soutenu par Cyril Bothorel en Annoncier. Ce sont eux qui introduiront les scènes avec pas mal d'humour et parfois des baisses de rythme. De grandes toiles, dont on voit d'abord l'envers, seront retournées, reproductions du Grand Siècle de l'Espagne, Velasquez, Murillo ou Zurbaran (l'Agnus Dei), Sainte Vierge ou nobles en fraises, et qui disparaissent parfois quand, dans une belle lumière grise et flottante, Prouhèze et Rodrigue endormis à chaque bout de la terre, la Lune s'exprime (Si l'on me voit si blanche, c'est parce que c'est moi Minuit, le Lac de Lait, les Eaux. Je touche ceux qui pleurent avec des mains ineffables) avec la voix merveilleuse de Fanny Ardant. Ou, sur cette même mer noir et bleu, quand Saint Jacques apparaît, incarné par un Max-Emanuel Cencic de luxe (en pur haute-contre) qui joue aussi l'Ange Gardien de Prouhèze, aux grandes ailes sombres, réminiscence sans doute de celui, aux ailes multicolores, du Saint François d'Assise de Messiaen.
Nordey suit l'oeuvre, n'oublie pas le théâtre -rôles non chantés très bien incarnés aussi par Mélody Pini en Jobarbara, qui est aussi danseuse, et Yuming Hey en Chnois à la voix flûtée et à la présence étrange. Dalbavie ne l'oublie pas non plus: parfois, les chanteurs eux-mêmes passent directement d'une phrase chantée à un morceau de phrase parlé (on n'est pourtant pas dans le sprechgesang), dont tous, d'ailleurs, se tirent fort bien.
Un contraste musical des scènes?
Bien sûr on aura scruté la musique, essayé d'en détecter les influences mais d'abord les lignes de force: rôle confié à l'orchestre d'installer un tapis sonore grondant, puissant; vagues, parfois, de l'orchestre entier qui n'hésite pas à couvrir les voix avant de réduire le volume comme on réduit une voilure en fonction du vent. Utilisation de la voix, dans les scènes les plus mystiques, qui font penser à Poulenc (Dialogue des Carmélites, forcément!), ou à des oratorios plus anciens (la scène initiale presque psalmodiée d'un Père Jésuite très bien incarné par Marc Labonnette) Prouhèze se distingue par des phrases qui, souvent, se termine sur une note à la quarte ou à la sixte supérieure. L'écriture de Dalbavie se révèle un peu monocorde dans la confrontation de Prouhèze et de son mari Pélage (un Yann Beuron qui a annoncé abandonner la scène après cette création, et l'on espère qu'il n'en est rien!) mais Dalbavie réussit en revanche magnifiquement la scène des adieux entre Prouhèze et Rodrigue, enfin réunis pour être aussitôt séparés. On pourra cependant reprocher au compositeur de n'avoir pas trouvé (ou cherché) une caractérisation vocale plus accentuée des rôles, à l'exception de Dona Musique (Dona Délices) dont Vannina Santoni réussit les vocalises avec beaucoup de lumière et une belle simplicité -elle est aussi remarquable dans la superbe scène où Musique, dans l'église de Prague, chante en compagnie des 4 saints (Nicolas, Boniface, Denys et Adlibitum, soient Nicolas Cavallier, Julien Dran, Labonnette et Cencic)
Des rôles écrasants, très bien distribués
Eve-Maud Hubeaux, graves parfois sourds mais présence remarquable, incarne une Prouhèze qui a cette formidable qualité que, quand elle apparaît, on sait immédiatement où elle en est de l'évolution de son personnage; et l'intensité du jeu soutient l'intensité du chant. On est plus réservé sur Luca Pisaroni, qui peine à nous convaincre de la passion de Rodrigue: on ne voit qu'un guerrier espagnol, empêtré dans les rôles qu'on lui confie. Il ne trouve ses marques que dans l'ultime scène face à Prouhèze, y devient fort émouvant, comme il l'est dans la scène finale, sans cette confrontation capitale avec Sept-Epées à laquelle Camille Poul (qui survient après 5 heures de spectacle avec une présence immédiate) prête toute son énergie joyeuse.
On est plus réservé aussi sur Béatrice Uria-Monzon qui, en plusieurs rôles, a du mal à tenir ses lignes vocales. Côté masculin rien à dire, ou que du bien, Labonnette, Beuron, Cencic, Cavallier, Dran, le personnage élégamment ambigu de Jean-Sébastien Bou (Don Camille) et l'excellent Eric Huchet qui apporte en diverses silhouettes (épatant Don Rodilard) l'ironie dont, ne l'oublions pas, Le soulier de satin, est constamment parcouru. Quant à Dalbavie chef, nul mieux que lui ne connait une partition pour laquelle il peut s'appuyer sur un orchestre de l'Opéra laissé par Philippe Jordan en excellent état de marche.
Une reprise... complétée?
Après les applaudissements nourris, Alexander Neef est venu lire un petit discours aussi utile que de belle facture où, se félicitant de ses retrouvailles, il a remercié artistes et personnel de l'ombre pour le travail acccompli et pour être restés mobilisés durant tant de semaines incertaines. Prise de parole toute simple et qui était peut-être un signe, à laquelle le public aura en tout cas été sensible. En souhaitant cependant que cette production connaisse une autre vie, complétée, ce qui ne saurait faire peur, même si on est là pendant 7 heures, à tous ceux (et aux autres) qui ont vécu au théâtre la pièce tout entière, sans acquiescer à la boutade de Guitry -ou de Cocteau, on ne sait: "Heureusement qu'on n'a pas eu la paire!"
Le soulier de satin de Marc-André Dalbavie d'après la pièce de Paul Claudel, mise en scène de Stanislas Nordey, direction musicale de Marc-André Dalbavie. Opéra-Garnier, Paris. Prochaines représentations les samedi 29 mai, samedi 5 juin, dimanche 13 juin. Attention, en raison de la durée (et du couvre-feu!), horaires exceptionnels: 14 heures les deux samedis, 14 heures 30 le dimanche.