Une des grandes violonistes de ce temps, mais si discrète, revient avec un disque-hommage à Paris, enregistré avec notre orchestre philharmonique de Radio-France. Au programme Chausson, Prokofiev et Rautavaara, pour un résultat aussi musical qu'un peu en retrait. Justement: Hilary Hahn la trop discrète?
Tant de violonistes femmes de grand talent
D'un côté Anne-Sophie Mutter la glamoureuse de l'autre Patricia Kopachinskaïa l'indomptable, sans compter Viktoria Mullova la radicale. Entre elles cette cohorte de violonistes femmes, la quarantaine, un peu plus, un peu moins, exemplaires de talent, de probité musicale, Leila Josefowicz la Canadienne, Lisa Batiashvili la Géorgienne, Isabelle Faust, Arabella Steinbacher et Julia Fischer, les Allemandes, Janine Jansen la Néerlandaise, Baiba Skride la Lettonne, et, plus jeune, la Norvégienne Vilde Frang. Et Hilary Hahn. La discrète Américaine, qui, à force de paraître quinze ans et demi, est devenu quadragénaire sans qu'on s'en rende compte. Son nouveau disque est un hommage à Paris mais un curieux hommage, un peu un prétexte. Que relient Chausson, le Français, Prokofiev, le Russe, Rautavaara, le Finnois? Elle? Ou Paris?
Paris est un prétexte
En fait on s'en fiche un peu. Ce ne serait pas la première fois qu'un disque fait de bric et de broc tiendrait simplement debout par la grâce d'un interprète. En réalité il s'agit du fruit de la collaboration artistique d'Hilary Hahn avec le Philharmonique de Radio-France et son chef, Mikko Franck, collaboration qui a pris plus ou moins la forme d' "artiste en résidence". Donc cet hommage à Paris autour de deux oeuvres qui y furent créées et la troisième... si française (le Poème de Chausson) dont on avait oublié qu'elle le fût à Nancy, par Eugène Ysaÿe. Rappels que nous fournit un livret qui, défaut désormais inhérent et, on le craint, irréversible pour les enregistrements de la "firme en jaune", est uniquement en anglais et en allemand, ce qui est encore plus absurde quand il s'agit d'un album intitulé Paris.
L'autre défaut étant la relative brièveté d'un Cd qui aurait pu allègrement être complété par un de ces innombrables classiques français de courte durée (de Saint-Saëns à Ravel ou Milhaud) Ce pour l'objet-disque lui-même. Mais le contenu est évidemment plus important encore.
Un poème pas assez brûlant
Et d'entrée une surprise... et sans doute une déception: ce Poème si lyrique, si brûlant, du brûlant Chausson -et dont le livret, encore lui, nous explique que la partie de violon, composée, donc, pour Ysaÿe, s'inspirait aussi d'une nouvelle de Tourgueniev que Chausson avait croisé dans les salons parisiens, nouvelle intitulée Le chant de l'amour triomphant. Or c'est un "amour de loin" (pour reprendre le titre de l'opéra de Kaija Saariaho) que nous propose Hahn, une sorte d'amour luthérien trempé à la mystique de Bach: sonorité blanche, épurée, d'une grande pureté et qui se construit comme un arc (il y a d'ailleurs la progression qu'on attend dans cette oeuvre tout en ascendance sonore, et de ce point de vue, le pari est réussi) mais on en est déconcerté quand on a dans l'oreille tant de versions d'une autre ardeur. Le brûlant poème devient, sous les doigts d'Hahn, une paisible source d'eau vive et pure, plus préoccupée de se mirer dans le ciel que dans le coeur des hommes. Même s'il faut éviter de trop en faire, dans une oeuvre rhapsodique à laquelle un excès de sentiments nuirait aussi. Du coup (vers la minute 8, vers la minute 10) on sent Franck, quand l'orchestre reprend la parole, obligé de contenir ses musiciens pour que l'équilibre sonore entre eux et sa soliste soit préservé dans son sens à elle. Et bien entendu cette volonté de retenue commune est volontaire.
Paris des années 20, capitale des Arts
Cela va bien mieux avec le Prokofiev, qui n'a pas non plus la furia russe qu'y mettent... tant de Russes depuis Kogan ou Oïstrakh, mais, justement, quelque chose d'assez français par l'élégance et le charme. Un 1er concerto ramassé (20 minutes), aussi virtuose que ceux pour piano de la même époque, celui-ci écrit durant les premiers mois de la révolution (les plus agités) mais créé quand, parti aux Etats-Unis (sous le prétexte à moitié réel, mais avec l'autorisation du gouvernement révolutionnaire, d'y poursuivre sa carrière de pianiste virtuose), Prokofiev revient en Europe 4 ans plus tard et s'installe à Paris, vraiment, dans ces années 20, capitale des Arts. Un autre s'y trouve, le chef Serge Koussevitsky, qui a fondé son propre orchestre, et donne la première de ce concerto pour violon refusé par tant de virtuoses, grâce à son super-soliste, le Français Marcel Darrieux (quoique Bordelais comme elle, aucun rapport, apparemment, avec l'actrice) Gros succès, et d'un Darrieux un peu trop oublié, lui qui créera deux ans plus tard le Concerto de Kurt Weill et collaborera aussi avec Manuel de Falla -Paris, capitale du monde artistique...
Et cette fois mademoiselle Hahn signe une fort belle version de cette oeuvre, où la retenue se fait moins pressante, où le contrôle de soi se déboutonne à de justes moments, où la virtuosité conduit la violoniste, en lâcher-prise enfin, à nous montrer de quoi elle est capable, comme dans le scherzo (sul ponticello), c'est-à-dire près du chevalet, technique d'attaque de la corde qui donne un son particulièrement rauque à l'instrument, comme un alto désaccordé. Mais à ce point de raucité-là, on ne l'avait jamais entendu, une Hilary Hahn allant aux limites de la justesse, sur le fil ou... sur la corde serait plus exact. Accord exemplaire avec Franck et un orchestre très réactif et d'une belle subtilité.
La lumière finlandaise du violon d'Hilary
Les deux dernières pièces mettent en lumière le Finlandais Einojuhani Rautavaara, oeuvres écrites peu de temps avant sa disparition en 2016 à 88 ans. Sérénade pour mon amour et Sérénade pour la vie du plus grand compositeur de son pays après Sibelius (et fort prolixe!) ont été écrites pour et créées par Hilary Hahn, l'autre Finlandais, Mikko Franck, ayant sans doute servi de lien. Rautavaara s'est, nous dit-on, inspiré d'épisodes de son opéra La maison du soleil (à ma connaissance jamais joué en France mais enregistré en finnois par Franck), histoire d'un couple d'aristocrates russes fuyant la révolution de 1917 (on y revient!) dans les grands espaces de Finlande. Oeuvres courtes, 6 à 7 minutes chacune, et Sérénades, comme celles, pour violon et orchestre aussi, que Sibelius écrivit lui-même. Sérénade pour mon amour est une cantilène méditative où le violon utilise un ambitus réduit et qui, à mon sens, manque un peu de variété, à conseiller aux amateurs de musique planante. La Sérénade pour la vie diversifie davantage l'inspiration, même si l'on reste dans cette mélancolie immobile qu'Hilary Hahn et Mikko Franck maîtrisent très bien. Pour les amateurs de solitudes enneigées aux nuances imperceptibles de gris, même si, pour notre part, on préfère la puissance de Sibelius.
Et l'on se dit, en écoutant ces deux pièces, que oui, Paris n'est vraiment qu'un prétexte.
Paris: Chausson (Poème pour violon et orchestre opus 25). Prokofiev (Concerto n° 1 pour violon opus 19). Rautavaara (Deux sérénades pour violon et orchestre) Hilary Hahn (violon), Orchestre Philharmonique de Radio-France, direction Mikko Franck. Un Cd Deutsche Grammophon.