L'Opéra de Lille aurait dû donner le Pelléas et Mélisande de Claude Debussy ces jours-ci. Selon un principe devenu trop habituel, ces représentations devant public seront remplacées par une captation dans les conditions du direct, disponible sur le site Opéravision à partir du 9 avril. La distribution lilloise voit la prise de rôle des deux jeunes chanteurs français, Vannina Santoni et Julien Behr.
Une jeune et brillante troupe de chanteurs français
On avait d'abord été attiré par cela: Vannina Santoni passant de Traviata où on l'avait beaucoup aimée à Mélisande -trajet inhabituel. Pour s'en convaincre on avait regardé les Mélisande du passé (même récent): aucune spécialiste d'une Violetta, pour tout dire du bel canto. Première raison de venir à Lille. La deuxième: deux chanteurs garçons, Julien Behr et Alexandre Duhamel, la jeune génération d'une école française qui nous réserve de plus en plus de belles surprises. La troisième: cette vie (nous essaierons de nous en faire l'écho) musicale de province qui, à travers le réseau des opéras, tente elle aussi de se faire entendre dans les conditions que l'on sait. Quatrième raison enfin: l'oeuvre elle-même, mythique chez les musiciens mais pas si représentée, moins grand public que d'autre -expérimentale à l'instar de Lulu de Berg, par exemple?
Et déjà le plaisir de ce beau théâtre lillois dont l'extérieur est si "fin XIXe" mais dont l'intérieur est un ravissant écrin rouge sombre, aux jolies proportions qui nous ménagent une projection idéale des voix (aucun chanteur n'a à se forcer) même avec un orchestre (étalé sur tout... l'orchestre dont on a ôté les sièges) aussi puissant que puissamment dirigé par François-Xavier Roth -c'est son orchestre des Siècles, non les musiciens de celui de Lille.
Le puits sans fond où plonge l'inconscient
Une lumière grisâtre, blafarde. Au centre de la scène un trou, aux bords quasi mouvants -on le saura vite, c'est un puits, l'eau gronde en-dessous, on est au bord de la mer, il y a peut-être des grottes, ou un accès aux grottes, ou un accès à l'inconscient mais on s'y engloutit, on n'en ressort pas, ou bien par d'autres voies, d'autres voix. Le puits sera comblé, très tard, comme un secret qu'on veut cacher. Mais jamais un secret ne s'efface.
Dans cette pénombre un homme barbu est perdu. C'est Golaud. Il tombe sur une jeune femme, brune, cheveux courts, mystérieuse. Elle s'effraie. Il veut l'apprivoiser. Elle crie: "Ne me touchez pas, ne m'approchez pas"
Ce cri, la violence que met Vannina Santoni dans cette première intervention, signent une Mélisande inhabituelle. C'est Santoni elle-même qui, ayant eu vent de cette Mélisande en préparation, a sollicité de la jouer. "J'en rêvais, nous confie-t-elle. C'est un personnage libre, qui ne maîtrise pas du tout les notions de bien et de mal. On ne sait pas d'où elle vient. Il y a la mer si près, c'est peut-être une sirène. Qui tombe dans cette principauté de bout de terre, dans cette famille repliée à l'intérieur d'un château où la lumière peine à pénétrer". Et Golaud, le prince égaré, est pris pour Mélisande d'une compassion qui devient amour (son Je suis perdu aussi est d'une infinie délicatesse) Il l'épouse, elle se laisse faire. On ne saura jamais pourquoi elle se laisse faire. C'est la belle et tragique énigme de Mélisande. Mais à sa première apparition comme "princesse", en robe rouge de soirée, elle n'arrive pas à marcher avec des talons hauts, trébuche.
On se trouve au royaume imaginaire d'Allemonde.
L'univers de Maeterlinck, deuil et délabrement
Imaginaire, cela est dit. Par Debussy, par Maeterlinck, l'auteur de la pièce -pièce qu'on aimerait voir représenter, maintenant que Maeterlinck est de nouveau représenté, assez régulièrement, dans les théâtres. Un Maeterlinck effrayé par la musique de Debussy (la création de l'opéra, le 28 avril 1902, se fera dans un parfum de scandale), qui déclare dans Le Figaro, quelques jours avant la première, que l'oeuvre sera jouée contre son gré...
Et pourtant, s'il ressort quelque chose d'essentiel de la mise en scène de Daniel Jeanneteau, c'est ce texte si particulier, pour ceux qui ne seraient pas familiers du théâtre de Maeterlinck, qui est aussi, grâce à la diction parfaite de tous les chanteurs, une introduction magnifique à l'univers du dramaturge belge, d'un onirisme triste voire funèbre, à ces personnages flottants, qui errent comme des fantômes -qu'ils sont peut-être pour certains. Il faudrait compter le nombre d'allusions à la mort des uns ou des autres: "Sentez-vous l'odeur de mort qui monte? / Tu as le visage grave et amical de ceux qui ne vivront pas longtemps" (dit le vieux roi Arkel à Pelléas) Puis le même Arkel: "L'air étrange et égaré de quelqu'un qui attendrait un grand malheur" Et, pour renforcer l'atmosphère de deuil et de délabrement de ce royaume, voici qu'on nous annonce avoir retrouvé "un paysan mort de faim le long de la mer".
Mélisande: une enfant sauvage
Et au milieu de ce monde où les sentiments se figent, où la nuit envahit le jour, il y a Mélisande, venue de nulle part et force de vie, qui, cependant, très vite, "se sent malheureuse ici". Et il y a Pelléas, le jeune frère de Golaud, et ces deux-là, immanquablement, vont s'aimer "comme des enfants. Ce sont des enfants", dit Golaud d'abord, pour se rassurer. Et, repentant, quand il aura tué Pelléas dans un accès d'adulte pour qui l'amour est si sérieux (a-t-il entendu Pelléas lui-même dire à Mélisande: "J'ai joué comme un enfant. Mais je suis un adulte?"): Ils étaient frère et soeur"
Roméo et Juliette étaient-ils adultes ou enfants?
"Mélisande: une enfant sauvage, nous dit Vannina Santoni. Ces enfants sauvages qui paraissent fragiles et qui ne le sont pas, car ils ont appris à ne compter que sur eux-mêmes".
Le langage des corps et la fougue de l'orchestre
Et Debussy qui, au coeur de ces non-dits, de ces incertitudes porteuses de tragédie, choisit une forme de parler-chanter en réservant à l'orchestre la peinture des sentiments intérieurs, rendue par un François-Xavier Roth avec une fougue étonnante, contrairement à un Pierre Boulez plus analyste, plus cérébral: ce sont les vagues qui partent à l'assaut du vieux royaume d'Allemonde, les rêves et les regrets d'une Mélisande ou d'un Golaud qui s'incarnent: Pelléas et Mélisande se révèle la partition la plus "sauvage" d'un Debussy dont le génie, dans notre imaginaire, est lié à la transparence, à la poésie impressionniste, parfois à une élégance joyeuse (Iberia ou Fêtes)
On pourra reprocher à la mise en scène de Daniel Jeanneteau son statisme. Elle a cependant une très grande qualité, de se concentrer sur les personnages, leurs déplacements, la composition des groupes qu'ils forment (certains détails inutiles comme le passage de Golaud sur les remparts dans son armure, image assez kitsch!) "On a beaucoup travaillé, nous dit Santoni, sur le langage des corps. Le metteur en scène définissant ainsi un cadre très précis où on a pu développer des choses infinies". Et l'on retiendra cela aussi, cette chorégraphie autour de ce trou béant aussi dangereux que tentateur, et un magnifique acte ultime qui, autour de Mélisande, prend une dimension spirituelle, entre Bergman et les primitifs flamands.
Distribution sans faille
Distribution sans faille. Un Alexandre Duhamel magnifique en Golaud, à la fois terrible et profondément émouvant -même après l'horreur de son crime-, domptant sa grande voix pour nous offrir des sons filés qui renforcent sa fragilité intérieure, et la retrouvant intacte dans la violence qu'il déploie à l'égard de sa femme et de son frère. Beau timbre sombre de Marie-Ange Todorovitch dans la lecture de la lettre. Un Arkel de plus en plus intéressant, vieillard qui a un geste de séduction tendre et troublant envers Mélisande, dont il se repent soudain, et Jean Teitgen incarne bien le rôle. En Yniold, le fils de Golaud que celui-ci charge de surveiller les deux amoureux (cette idée-là avait fait scandale à l'époque), Hadrien Joubert, frêle voix pour une partition difficile, est d'autant plus touchant que l'orchestre, parfois, le couvre, comme Yniold l'est par tous ces sentiments de grandes personnes qu'il ne comprend pas.
On est plus réservé sur le Pelléas de Julien Behr. La voix est là, la ligne musicale, la tessiture et l'éclat du registre haut mais le personnage de Pelléas est un peu absent, pas vraiment caractérisé, plus transparent que mystérieux. Un mystère que préserve Vannina Santoni par une présence-absence (oubliée, la longue chevelure du texte, place à des cheveux courts et noirs, de sorte que Golaud qui ne peut la tirer par cette traîne manque plutôt l'étrangler avec la violence d'un Othello) où, en chaque geste, et même face à Pelléas, elle est autre que ce que l'on attend d'elle (nous compris), jusqu'à cette fuite funèbre et bouleversante qui achève l'opéra.
Comme on interroge Vannina Santoni sur la difficulté principale du rôle: "Le phrasé. La nécessité absolue dans le chant que le moindre mot soit compréhensible". Pari réussi pour elle aussi, à qui l'on demande enfin où les vagues d'Allemonde la porteront pour une prochaine incarnation: "La Tatiana d' Eugene Oneguine" (de Tchaïkovsky) On s'étonne: encore de l'inattendu pour une jeune Française. "Mais ma mère est russe", répond-elle en riant. Et cependant Violetta, Mélisande, Tatiana: trois femmes qui sont au début porteuses de grandes aspirations mais celles-ci vont se briser, les laissant dans le désespoir et précipitant leur destin.
Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, mise en scène de Daniel Jeanneteau, direction musicale de François-Xavier Roth, enregistré à l'Opéra de Lille. En diffusion sur le site www.operavision.eu du 9 avril au 9 octobre 2021