Les 4 membres de la famille Moreau jouent les oeuvres de Dvorak et Korngold pour piano, violons et violoncelle

"L'étonnante famille": Raphaëlle, Edgar, David, Jérémie C) Jacky Azoulay

C'est leur premier Cd, consacré à Dvorak et Korngold, tel qu'ils nous l'annonçaient à La Roque-d'Anthéron (chronique du 27 août dernier): autour d'Edgar, le violoncelliste, les autres membres de l' étonnante famille Moreau, Raphaëlle et David, les violonistes et Jérémie, le pianiste. Beau travail. Pas complètement à la hauteur de l'attente?

La "star" Edgar et ses frères et soeur

La star, c'est Edgar (pour l'instant). 27 ans dans moins d'un mois. De cette si éblouissante école de violoncelle français qui perdure depuis plus d'un siècle, on n'y reviendra pas. Ou à peine: autour de Moreau, aujourd'hui, les Levionnois, Thomas, Philippe, La Marca, Julien-Laferrière. Mais Moreau le précoce, déjà adoubé par la critique à 19 ans, jouant à 21, à l'hommage national des Invalides de novembre 2015, la 2e suite de Bach: la jeunesse debout...

Et puis, très vite, la seule fille, Raphaëlle, violoniste qui est en train de prendre son envol. Et, à La Roque, nous avons découvert le second violoniste, David, et le pianiste, 20 ou 21 ans, Jérémie. De quoi  donc largement former un quatuor. Mais pour jouer quoi?

Un répertoire plutôt réduit

Des quatuors avec piano, peut-être. Mais il faut un alto et les violonistes ont souvent du mal à passer de l'un à l'autre. Et qui se sacrifierait, Raphaëlle ou David? En attendant que cette (éventuelle) discussion familiale se clarifie, voici que l' "étonnante famille" s'attaque (et s'attache) au (rare) répertoire pour piano, violon, violoncelle et... un autre violon.

Sur un petit chemin qui sent la noisette, cette fois Jérémie, David, Edgar, Raphaëlle C) Jacky Azoulay

Autant dire Dvorak et Korngold.

(A moins de découvertes ignorées dans les bibliothèques mais il faut se méfier des "découvertes ignorées" car il y a souvent une excellente raison à l'ignorance)

Mais déjà une intention d'Edgar: graver les deux grandes pièces écrites pour notre formation et ainsi rapprocher deux immenses compositeurs d'Europe centrale, tous deux partis s'épanouir en Amérique du Nord. Cela, ce n'est pas tout à fait vrai.

Une saveur vraiment tchèque et villageoise

D'abord parce que les inspirations de Dvorak et Korngold, tchèques tous deux au moins de naissance mais autrichien en ce qui concerne Korngold, sont très différentes, à l'image du demi-siècle qui les sépare et qui fut le théâtre de bouleversements musicaux. Ensuite parce que, si Korngold fut contraint à l'exil aux Etats-Unis en raison de sa judaïté, Dvorak ne s'y est rendu qu'invité par les New-Yorkais, même s'il a tiré de ce voyage des oeuvres emblématiques comme la Symphonie du Nouveau Monde ou le Quatuor à cordes Américain. Enfin parce que les deux grandes pièces en question n'ont rien à voir avec l'Amérique, ancrées qu'elles sont dans leur terroir ou dans leur époque.

Les cinq Bagatelles de Dvorak (la 3e reprenant peu ou prou, en l'harmonisant autrement, la 1e) sont une de ces oeuvres intimes dont même l'usage du piano est sujet à caution -puisqu'écrite pour quelques amis et un harmonium que possédait alors beaucoup de familles bourgeoises (mais, si on le souhaite, disait Dvorak, piano ou accordéon). Oeuvre intime, à l'image de son titre, oeuvre modeste, à la saveur folkorique évidente, bâtie sur ces inépuisables mélodies dont on ne sait jamais si Dvorak les invente, les remodèle ou les transcrit. Et c'est là qu'intervient notre première réserve.

En rond C) Jacky Azoulay

La difficulté particulière de Dvorak

Elle n'est pas instrumentale. L' étonnante famille Moreau fait preuve d'une cohésion que pourraient lui envier des groupes plus chevronnés. Perfection du timbre, justesse de l'équilibre sonore, musicalité innée. Mais voilà: c'est Dvorak. Et le leader familial n'a que 26 ans!

C'est Dvorak. Dont il est si difficile, si l'on n'est pas de là-bas, de rendre la saveur, la verdeur, ce côté "acide et villageois" qui fait qu'on doit y mettre toujours (cela vaut pour tous les Tchèques et aussi un peu pour les Hongrois) une sorte d'ébriété musicale. On avait noté combien, à 10 heures du matin, sous le cagnard déjà fort, les Moreau s'étaient habillés si "casual". Ecoutez donc la 1e Bagatelle: rien ne dépasse, tout est en place, trop lisse, trop 16e (l'arrondissement, pas le siècle)

Alors bien sûr, parmi le peu de versions de ces Bagatelles, celle-ci trouvera aisément sa place. Et puis, par exemple dans la 5e Bagatelle, les Moreau se déboutonnent davantage, poussés d'ailleurs par un rythme qui les y contraint. Mais il y a autre chose, que l'on ressent dans les compléments de programme.

Un violoncelle qui chante l'opéra

Deux compléments, deux transcriptions, pour violoncelle (la star Edgar) et piano: l'Hymne à la lune de Roussalka (Dvorak), le Lied de Marietta de La ville morte (Korngold). Et un Jérémie intimidé par le grand-frère, trop absent dans l'introduction du Dvorak, alors que déjà le piano doit remplacer tout un orchestre poétique à lui tout seul, de sorte qu'il faut attendre le début du grand thème (au violoncelle), un des plus beaux de l'histoire de l'opéra, pour être emporté. Le Korngold est mieux, parce que le violoncelle entre tout de suite, peut-être aussi parce que nous avons moins l'original en tête...

Difficile pour un pianiste d'à peine 21 ans, de se convaincre face à Grands frères et Grande soeur que c'est à lui, en musique de chambre, d'assurer l'assise sonore, avec un délicat équilibre de présence et de retrait. Il le faisait pourtant très bien à La Roque-d'Anthéron. Il le fait ici par intermittences.

Sur le même petit chemin qui sent la noisette; et le graffiti C) Jacky Azoulay

Une oeuvre passionnante pour un pianiste amputé

La Suite de Korngold nous a davantage convaincu. On préfère d'ailleurs, à l'inspiration "hollywoodienne" du compositeur (qu'on ressent très bien dans son Concerto pour violon), cette identité "viennoise" dont l'ambitieuse Suite est un excellent exemple. Une oeuvre commandé par le pianiste manchot (amputé à la guerre) Paul Wittgenstein qui avait sollicité aussi Ravel (d'où le Concerto pour la main gauche), Prokofiev (le 4e concerto), Richard Strauss ou le jeune Britten. L'originalité de cette suite ambitieuse (35 minutes) est de ressortir non pas à la musique concertante mais à la musique de chambre.

L'autre originalité est bien de donner une évolution "viennoise" à un courant entamé dans la capitale autrichienne dès la fin du XIXe siècle (de Schnitzler à Klimt et Mahler) et qui épouse l'Art nouveau. Mais on est désormais après la guerre, Schönberg et Berg ont plongé à pieds joints dans le dodécaphonisme, ce que ne feront pas Korngold et ses petits camarades, un Zemlinsky, un Schreker. A ceci près que cette partition, créée en 1930, appartient tout de même vraiment à la musique de son temps, Korngold y développant cette personnalité originale qu'il perdra un peu en Amérique.

Le bonheur du "lâcher-prise"

On le lit tout de suite dans les mouvements, Valse: pas trop vite, charmant: c'est ironique et cela rappelle plus la valse-fantôme de Ravel. Nos amis ont d'ailleurs un peu de mal à se mettre à ce rythme ici très faussement viennois. Pour le reste, l'inspiration est là. Un très beau Grotesque: extrêmement rapide, et qu'ils tiennent très bien. Un Lied: simple et cordial mené avec précaution et poésie. Peut-être, dans ce chef-d'oeuvre qu'ils savent défendre, nos jeunes musiciens pourraient-ils parfois se surprendre encore davantage. Mais c'est le problème, quand on est encore assez près des années de conservatoire, qu'on ne songe pas assez, parce qu'on ne vous l'enseigne pas, à cette nécessité, dans certaines oeuvres, du "lâcher-prise". En attendant qu'ils réenregistrent leur Dvorak et leur Korngold dans 20 ans, il faut cependant aller écouter cette étonnante famille Moreau, et pas seulement  pour l'originalité du programme. Et en étant conscient que l'excitation d'un concert leur est aujourd'hui plus profitable, c'est bien normal, que l'atmosphère aseptisée des studios.

Antonin Dvorak: Bagatelles opus 47 pour piano, deux violons, violoncelle. Hymne à la lune de "Russalka" pour violoncelle et piano. Erich Wolfgang Korngold: Lied de Marietta de La ville morte. Suite opus 23 pour piano main gauche, 2 violons et violoncelle. Edgar Moreau, violoncelle. Raphaëlle et David Moreau, violons, Jérémie Moreau, piano. Un Cd Warner Classics-Erato.

 

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