"Jouer en famille, c'est génial": le violoncelliste Edgar Moreau explore le répertoire avec ses frères et sa soeur

Edgar à Rome C) Musacchio et Iannellio

Au téléphone la voix est claire, juvénile évidemment, le propos concis, celui d'une tête bien faite. Edgar Moreau, 27 ans le 3 avril et le jeune aîné de la famille, parle de ses frères et soeur, les violonistes Raphaëlle et David et le pianiste Jérémie; mais aussi de sa découverte de la musique, d'un répertoire rare qu'il souhaite développer et des temps difficiles que l'on traverse.

Une petite fille joue du violoncelle

Le début ressemble à un conte de Marcel Aymé ou de ce merveilleux auteur italien pour la jeunesse, Gianni Rodari: un papa, marchand d'art, entre dans une boutique d'antiquités du côté de Drouot avec son bambin de quatre ans. Et pendant que le papa discute avec la propriétaire, l'enfant est intrigué par un son venu du sous-sol, j'imagine une cave, dit Edgar, mais on ne joue pas dans une cave, c'était sans doute une sorte d'entresol, et là une petite fille joue du violoncelle et le petit garçon, peut-être fasciné aussi par la grâce de la petite fille, est ébloui par l'instrument...

"Mes parents, professionnellement dans le monde de l'art, n'étaient pas du tout musiciens. Maman avait fait un peu de piano dans sa jeunesse, sans plus. Papa de la guitare électrique quand il était lycéen. C'est avec nous, en fait, qu'ils sont devenus mélomanes" Car papa, devant la révélation de l'enfant, a eu la bonne idée de prendre la carte du professeur, les coordonnées de son école et de répondre au désir de son fils.

Le violoncelle, le piano, le violon de la petite soeur

"Le professeur s'appelait Carlos Beyris. Il est chilien. Il m'a transmis à 100% l'amour de la musique". Dans cette école Suzuki où ont suivi les autres membres de la famille, une école où l'on vous enseigne en vous amusant. Pas de cours de solfège (ce pensum qui dégoûte tant d'apprentis musiciens), le solfège, on l'apprend en jouant!

Mais évidemment Edgar Moreau ne va pas vous dire qu'il est perçu très tôt comme un petit prodige. Ajoutant les touches du piano, dont il sortira du conservatoire de Boulogne avec un prix, à l'archet du violoncelle.

Edgar, pas tout à fait 4 ans mais plus jeune C) Julien Mignot

A moins que ce ne soit dans les gènes familiaux, cette appétence musicale: la soeur puînée (la seule fille), Raphaëlle, deux ans de moins, choisit très naturellement le violon, peut-être par opposition. Et les deux petits frères, qui suivent à deux et trois ans (si l'on calcule bien): Oh! David il a fait comme sa soeur, par mimétisme, je pense. Et Jérémie, lui aussi a commencé le violon. Mais ça ne lui a pas plu, donc il est passé au piano. En fait, personne ne m'a suivi au violoncelle.

Commander des oeuvres, ou changer d'instrument!

 Une histoire qui semble couler de source; mais on imagine les parents un peu inquiets devant ces bambins qui composent un petit orchestre, à un âge où il n'est évidemment pas écrit qu'ils deviendraient peut-être des stars de leur instrument.

Evidemment il y a un violon de trop pour le répertoire du quatuor avec piano qui comprend un violon, un alto et un violoncelle. Et une fois qu'on a (voir notre chronique voisine) épuisé les deux grandes partitions du Cd, il faudra sans doute commander des oeuvres. Ou alors que Raphaëlle ou David se mettent à l'alto. Un Antoine Tamestit nous avait pourtant confié que, malgré leur ressemblance de forme, la pratique du violon et de l'alto était très différente. Mais certains violonistes s'y sont très bien mis, Vengerov, Oïstrakh, Zuckerman. Qui lui, c'est vrai, a presque abandonné le violon pour son confrère plus grave.

La famille: Jérémie, David, Raphaëlle, Edgar. Chronologique C) Jacky Azoulay

La complicité innée d'une famille

La balle est donc dans le camp de Raphaëlle ou David, dixit le grand frère; et on a déjà évoqué le sujet (on ne saura pas en quel terme) Car de jouer en famille, cela nous a paru tellement évident, tellement naturel. J'adore jouer avec les collègues, les amis, je les appelle d'ailleurs des "grands frères" ou des "grandes soeurs" (il sera au festival de Pâques virtuel d'Aix-en-Provence avec Renaud Capuçon, Gérard Caussé, le jeune pianiste-chef d'orchestre Lahav Shani et... il ne sait même pas ce qu'ils vont jouer!). Mais là, avec Raphaëlle, David, Jérémie, il y a une complicité innée. Une proximité. Une émulation musicale mais qui est parfaitement naturelle. On a reçu la même éducation. On fonctionne avec la même sensibilité. Je n'ai pas envie que ça s'arrête.

Et l'on comprend aussi que c'est un risque, même si, de loin en loin... On songe justement aux Capuçon, qu'Edgar Moreau connaît si bien, Renaud et Gautier, longtemps à jouer ensemble et qui se retrouvent aujourd'hui plus rarement. Raphaëlle, elle, a déjà commencé une carrière de soliste, elle devait faire ses débuts en concerto à Paris à la Philharmonie cette saison mais une certaine épidémie en a décidé autrement. Que feront d'ailleurs les très jeunes David et Jérémie? David choisira-t-il de jouer en orchestre? On en a beaucoup parlé aussi. En fait, ils sont encore étudiants. A Berlin. Dans la "Saïd Académie" créée par Daniel Barenboim, qui accueille essentiellement des musiciens du Moyen Orient ou d'Afrique du Nord mais pas seulement. Des Européens aussi. David travaille avec Mihaela Martin, Jérémie avec Andras Schiff (Des pointures) Mais il est très important qu'ils fassent ensuite ce qu'ils ont envie de faire, qu'ils aient la liberté de se développer comme ils l'entendent.

Edgar Moreau C) Julien Mignot

Chacun avec sa sensibilité

Mais alors, dans le quotidien musical, comment ça fonctionne en famille? Est-ce que c'est le grand frère qui guide, voire impose les options sur tel mouvement, sur telle phrase? Pas vraiment. Tout le monde participe. Mes frères et soeur ont chacun une idée très précise de ce qu'ils veulent et surtout de ce qu'ils ne veulent pas. Ils s'expriment! En fait c'est comme jouer avec des collègues sauf qu'avec les collègues on se dit les choses... en conservant un vernis social! En famille, c'est sans filtre.

Et si on lui demande de qualifier de quelques mots chacun d'eux, il accepte cet exercice difficile.  Raphaëlle: consciencieuse, perfectionniste. Féminine. Normal c'est la seule femme (mais il y a des femmes qui refusent leur féminité) David: artiste, poète. Jérémie: il privilégie l'intelligence. Et même l'intellectualisation. Et le respect du texte. Et vous (demande-t-on. Vous que l'on voyait en leader, décidant peut-être tel un chef de groupe)? Moi, je suis celui qui regroupe. Noue les fils, les fait converger. Qui canalise. Parfois qui pacifie.

Les choix difficiles d'un artiste en ces moments

On lui demande enfin un mot sur la situation qu'on continue de vivre, et qui touche davantage les solistes que beaucoup d'orchestres (en tout cas en France) qui continuent de jouer. Réponse là aussi nuancée: Cela dépend tellement du calendrier des uns et des autres. Aujourd'hui, voyez-vous, je devais être en Finlande; mais la Finlande vient de reconfiner. J'ai un peu joué en Italie, l'Italie, l'Espagne, avaient réouvert. Mais il a annulé Hong-Kong: c'était trois jours de quarantaine de retour en France mais là-bas c'était 21 jours... 21 jours prisonnier dans une chambre d'hôtel, même confortable, non, merci! C'est un de ses amis, de renom, qui l'a remplacé. Toutes les attitudes, toutes les positions, tous les points de vue, sont respectables. Et chacun décide avec sa propre sensibilité, son propre caractère.

Liberté qu'il reste encore aux artistes. Un peu la seule pour le moment.

Voir critique du Cd Dvorak-Korngold des 4 Moreau paru chez Erato-Warner Classics