"Il fait novembre en mon âme" de Bechara El Khoury, commande de la maman d'une des victimes, en hommage aux disparus du 13 novembre 2015

Isabelle Druet, Pierre Bleuse et l'orchestre de chambre de Paris C) Charles d'Hérouville / Philharmonie de Paris

Il fait novembre en mon âme de Bechara El-Khoury et la symphonie Paris  de Mozart : c’est le programme du concert-hommage aux victimes d’il y a cinq ans rendu par l’orchestre de chambre de Paris et diffusé sur Arte Concerts. L’œuvre d’El-Khoury ayant été commandée par la maman d’une des victimes.

L'hommage d'une mère à un fils

C’est une histoire émouvante. Il y a cinq ans Louise Albertini a perdu un fils au Bataclan. Deux ans plus tard, à Madrid, elle tombe en arrêt devant le Guernica de Picasso. La force de l’œuvre remue quelque chose en elle, avec l’idée d’une œuvre qui, évidemment, ne serait pas un deuxième Guernica mais un hommage aux victimes du 13 novembre. Et, insiste-t-elle, au-delà de mon fils, au-delà des disparus de ce jour-là, que l’œuvre d’El-Khoury, continuant son existence, devienne un hommage à toutes les victimes d’attentats.
En attendant Louise Albertini et son compagnon ne savent même pas quelle forme prendra cet hommage. Ils penchent d’abord du côté des arts plastiques. Quant aux autorités de l’Etat, certes intéressées, elles voient leurs propres interlocuteurs changer, qui décident de confier le projet… directement à ceux qui en ont eu l’idée.
Entre alors en scène la Fondation de France et Bruno Messina : Messina, médiateur musical (c’est le terme), et par ailleurs directeur du festival Berlioz de la Côte-Saint-André ou de La Meije consacré à Messiaen, que missionne une Fondation de France qui soutient les projets de ce type partant d’une démarche citoyenne.
La décision d’une œuvre musicale se fait alors en petit comité. Mais sous quelle forme ? Nous avons vite rejeté des formes trop connotées, nous confie Messina, messe, requiem, oratorio, etc. Et les parents se sont mis au travail ! Ecoutant toutes les musiques que je leur présentais, quasi de tous les compositeurs vivants de quelque importance, venus de toutes les chapelles musicales, et eux prenant des notes, soigneusement, consciencieusement (avec aussi, ajoute Louise Albertini, cette question : est-ce que ça plairait à notre fils ? Un fils plutôt branché rock, guitare classique au départ puis très vite moderne) Et voilà qu’au bout de tant d’écoutes, qui évidemment rouvraient des plaies, un nom est sorti, celui de Bechara El-Khoury.

Il fait novembre en mon âme C) Charles d'Hérouville/ Philharmonie de Paris

L’atmosphère recueillie de la création

Un El-Khoury réticent au départ car, ayant déjà écrit Les ruines de Beyrouth, Requiem aux Libanais de la guerre ou New York, tears and hope (larmes et espoir) sur le 11-septembre, il craignait de devenir un compositeur « spécialisé dans les attentats ». Messina l’assure que Louise Albertini et son compagnon n’ont jugé que sa musique, sans du tout regarder ni son passé ni tous les titres de son œuvre.
Le reste, le choix d’un lieu, d’un orchestre (l’orchestre de chambre de Paris, mais d’autres étaient évidemment séduits par le projet), d’une structure (un poème symphonique avec voix de femme), relève de l’intendance, les commanditaires étant constamment associés à l’évolution de l’aventure qui, évidemment, devait arriver à terme avant le 13 novembre, la pandémie de Covid n’arrangeant rien. Mais les miracles viennent souvent soutenir les grandes et belles causes.
C’est ainsi que se sont retrouvées une vingtaine de personnes à la Philharmonie de Paris (partiellement désossée pour cause de non-activité et baignée dans une semi-pénombre qui correspondait à l’ambiance), en présence de la maire, Anne Hidalgo, qui avait vécu elle-même ce sinistre 13 novembre. Atmosphère pleine de recueillement à l’écoute de cette création mondiale que même les commanditaires découvraient dans son intégralité (après l’avoir partiellement entendue aux répétitions) : trois mouvements. Le premier, pizzicati des violons, soufflements rauques des vents, scansion des cordes sur fond de trompettes, retraçant peut-être, dans une écriture strictement tonale (que passent leur chemin les amateurs de modernité à tout crin !) qui rappellerait parfois certaines musiques de film (Bernard Herrmann, Miklos Rosza), la confusion de ce soir-là…

C) Charles d'Hérouville/ Philharmonie de Paris

Une œuvre « qui laisse à chacun de nous la liberté du récit »

L'oeuvre s'appelle donc Il fait novembre en mon âme (titre d'un poème d'Emile Verhaeren): Un poème symphonique (donc une musique à programme : c’est la définition du poème symphonique !) mais qui laisse à chacun la liberté du récit nous dit Bruno Messina. Ainsi il faudrait le réentendre, ce Il fait novembre en mon âme, et se réécrire, chacun d’entre nous, cette soirée maudite, la terrible incertitude et les cris initiaux puis ce silence morbide et mortel dans le mouvement lent aux allures de cantilène (cordes seules au départ sur une seule note tenue, et le chant automnal du hautbois qui soudain surgit), enfin l’atmosphère encore plus pesante au début du dernier mouvement, que la voix d’Isabelle Druet éclaire par surprise.

Une voix sans parole, selon le principe des Sirènes de Debussy, rappelant aussi le cri muet et terrible du personnage central de Guernica. Druet dont le chant vacille, rebondit, s’épanouit, retombe, de cette voix qui serait peut-être celle d’un compagnon de l’Ange du Saint François-d’Assise de Messiaen, avec la même lumière mais sans nom, créature de souffrance et d’apaisement.
Ensuite la très belle idée d’associer à l’œuvre d’EL-Khoury une autre du plus « positif », malgré sa courte existence, des compositeurs : la symphonie « Paris » d’un Mozart de 22 ans, dirigée toute en énergie par Pierre Bleuse (avec son final qui est l’optimisme même)
On sort, tous évidemment émus. Louise Albertini, dont la mère était bretonne : "En Bretagne, me disait ma mère, on appelle le mois de novembre le « mois noir ». Et ma mère est justement morte un 1er novembre, ce qui lui a évité d’en vivre un supplémentaire". On a été infiniment touché par la dignité de cette femme qui ne s’est pas étendue plus à ce moment-là sur l’«autre novembre ». Car pour nous tous mais plus encore pour elle, il a dû faire novembre en mon âme, pour que demain il fasse juillet.
Concert de l’orchestre de chambre de Paris, direction Pierre Bleuze : Mozart (Symphonie n° 31 « Paris ») Bechara El-Khoury (Il fait novembre en mon âme, création mondiale avec Isabelle Druet, mezzo) Enregistrement le 10 novembre à la Philharmonie de Paris, diffusé sur Arte le 13 novembre en hommage aux victimes des attentats d’il y a cinq ans.
Ediffusion sur France Musique le 19 novembre à 20 heures