Encore un festival sauvé des eaux: celui de l'Orangerie de Sceaux, en banlieue parisienne, qui célèbre sa 51e édition. Concentré cependant cette année sur deux week-ends (au lieu de quatre ou cinq) et reculé d'un mois -il commence traditionnellement autour du 15 août. Le brillant quatuor Hermès était un des hôtes de ce premier week-end.
Les règles auxquelles on s'habitue
On commence à s'habituer au "respect des règles sanitaires"- quand il s'agit d'un concert pas d'entracte mais une respiration entre les oeuvres pour les artistes avec interdiction pour nous (le terme employé est plus diplomatique!) de quitter chaise ou fauteuil et masque maintenu -sauf pour eux, évidemment, mais ils font l'effort d'entrer en scène masqués. Le nouveau jeu étant de savoir où ils rangeront ledit masque, certains simplement dans leur poche, la jeune altiste, Yung-Hsin Lou Chang, plus originale, l'accrochant sur le pied de son lutrin, juste sous la partition.
Il fallait d'ailleurs du courage pour affronter le vent sifflant de ce vendredi soir dans les allées du parc de Sceaux mais le public, si frustré de musique, n'avait pas hésité, un peu moins cependant que pour la soirée d'ouverture de jeudi, occupée, c'est vrai, par une "star" du piano, Michel Dalberto -carton plein pour lui. Le Quatuor Hermès s'en est bien sorti, avec un programme moins "vendeur" sans doute (Chopin et Schumann chez Dalberto) mais dont les amateurs savaient bien qu'il réunissait trois chefs-d'oeuvre: les deux quatuors de Janacek et le Quintette de Chostakovitch.
La parité dans un quatuor
Quatuor dont on apprécie de plus en plus la musicalité, l'intelligence, autour de Yann Levionnois, le violoncelliste qui poursuit par ailleurs une carrière de soliste. Quatuor "deux par deux": deux hommes et deux femmes. Deux Français et deux Asiatiques -côté Chine, semble-t-il. Et l'intérêt du 1er quatuor de Janacek est de les mettre chacun en lumière.
Car il y a deux manières d'écrire pour un quatuor à cordes; et la plus répandue est de fondre les timbres, d'harmoniser ces sons de cordes qui se ressemblent trop pour se compléter quand ils sont à nu, et qui le font, et c'est la beauté des grands quatuors (ils le sont presque tous, comme si les compositeurs trouvaient en eux-mêmes, dans ce genre si ingrat sur le papier et si haut par l'ambition, des ressources inestimables) d'accéder à cette sphère rare où la musique a quelque chose de la pure cérémonie. Un quatuor à cordes n'est pas une fête, c'est une méditation.
Les brûlures d'un amour impossible
Ce 1er quatuor, ce n'est pas Janacek qui décide de l'écrire, il lui est commandé. Mais justement: cette commande rencontre une blessure secrète et terrible: un amour de jeune homme dans un coeur de septuagénaire, et qui ronge le compositeur, pour une jeune femme de 40 ans plus jeune (même à l'époque, cela choquait) et qui ne répond pas à ses feux. Kamila Stösslova. On est dans une posture où Racine rejoint Feydeau. Mais voilà que Janacek trouve un moyen de mettre ses sentiments en musique: s'appuyer sur un texte littéraire d'amour et de mort, celui de la Sonate à Kreutzer de Tolstoï, dont il possède une édition russe. Et de suivre à travers les quatre instruments la trame de la nouvelle de Tolstoï.
Un poignard derrière le rideau
Mouvement 1: ces phrases en boucle, soudain suspendues, ces motifs rauques, qui tournent au cri étranglé, ces mélodies populaires lancinantes, soudain frappées par un coup de vent. Une pianiste, mal mariée, joue la Sonate à Kreutzer de Beethoven. Violoncelle, premier violon, second violon, à tour de rôle, scandent le même thème. Deuxième mouvement, l'adultère. Trémolo des trois cordes, violoncelle aux aguets (le mari?) Mouvement 3, mélodies tendres et souples: les amants, premier violon et violoncelle. Génie aussi de Janacek, si les instruments traduisent des sentiments, chacun n'est pas condamné à être dans le même rôle. Alto grinçant, violent, aidé par le second violon, tel un poignard qui surgit derrière un rideau. Et l'apaisement. Le sommeil? Quatrième mouvement: quel sommeil? Chaque instrument suit son thème propre. Discrètes dissonances, larmes et agonies. Le mari a tué la femme, les notes aigües, de plus en plus aigües, tournent à l'appel... ou à la rédemption.
Des lettres intimes et sans réponse
On aime la cohérence du quatuor Hermès, son écoute mutuelle dans cette oeuvre admirable où l'on entend d'abord un "concerto à quatre parties". On leur reprochera -à l'exception de l'alto de mademoiselle Lou Chang- de manquer d'âpreté. Ils en mettent davantage dans le 2e quatuor "Lettres intimes" où ils sont plus violents, plus lyriques, plus grinçants aussi. Ces lettres, sont-ce celles si nombreuses envoyées par Janacek à Stösslova, où il l'informe de la progression du quatuor, pourtant écrit en trois semaines, et qu'il songe à intituler Lettres d'amour? Et Stösslova ne lui répond toujours pas.
Il y a donc une écriture plus formelle dans ce quatuor écrit six mois avant la mort de Janacek, climat de berceuse (autant que Janacek puisse écrire une berceuse apaisée) dans le mouvement lent, atmosphère quasi russe dans le Moderato (Scherzo), airs de danse dans le final, avec toujours ces phrases suspendues, brisées, ces oppositions (violons contre alto et violoncelle) et l'alto dans le rôle du diable noir, son détimbré, tourmenté, violenté. Juste succès.
Un quintette sur une ligne de crête
Le tourment de Chostakovitch est autre, dans ce Quintette avec piano aux inhabituels 5 mouvements. J'ai évoqué récemment (chronique du 14 septembre) la 5e symphonie. On est un peu dans la même configuration, un Chostakovitch pas encore sauvé du goulag et qui se lance dans un "Quintette avec piano" considéré comme un genre "révisionniste" (les mystères de la stalino-bureaucratie demeurent impénétrables). On est à l'été 40.
Eté 40 et ce Quintette qui a la qualité d'autres chefs-d'oeuvre, est cependant très bizarre, quoique du pur Chostakovitch, par cette ligne de crête (c'est ce qui fait sa beauté) où se tient le compositeur, à la fois pour obéir aux injonctions "stalino-musicales" et dans l'atmosphère particulière où se trouve l'URSS. Chostakovitch sait évidemment l'état de l'Europe occidentale sous le joug nazi et que l'alliance "contre-nature" de son pays avec l'Allemagne d'Hitler ne pourra durer très longtemps. Donc jamais rien de lugubre, mais de l'inquiet, dans les deux premiers mouvements enchaînés où c'est le piano qui apporte la lumière et la force -et le jeune Pavel Kolesnikov, tête d'étudiant blond, le fait très bien, avec une puissance, une clarté de son, qui ne sont jamais brutales, pendant que les cordes, plus soudées, comme resserrées en un pack solide, répandent l'amertume juste ce qu'il faut.
Les guerres naissent au coeur de l'été
Du pur Chostakovitch, cet Allegretto joyeux... à la Chostakovitch: trilles, vivacité, gaieté forcée des cordes (grands traits d'archet à l'unisson) avec une petite mélodie d'esprit klezmer distillée par le premier violon et l'alto, et les grands accords aigus de Kolesnikov. Toujours, derrière le ciel bleu, de gros nuages qui montent, et dans le Lento, ce qu'on imagine de demain, en forme de concerto grosso, d'un lyrisme de plus en plus désespéré. Russe.
Frank Langlois, qui signe les notes de programme, s'interroge sur le Final, ambivalent: "Espoir naïf? Ou raillerie de cet espoir?" Les Hermès ne choisissent pas. Brident l'ironie. Tempèrent la lumière. Même Kolesnikov, après avoir brillé, passe en chuchoté. Petits mouvements de valse encore. Car c'est l'été, saisons où les guerres éclatent, mais jamais au début, pour laisser au peuple le temps d'un dernier bal, d'un dernier sourire, d'une dernière étreinte. Ligne de crête encore que les Hermès et leur (excellent) pianiste tiennent jusqu'au bout. Et c'est très beau.
Il n'y a que l'ignoble Hitler, avec l'opération Barbarossa, pour lancer la guerre au deuxième jour de l'été...
Quatuor Hermès (Omer Bouchez, Elise Liu, Yung-Hsin Lou Chang, Yann Levionnois) avec Pavel Kolesnikov, piano: Janacek (Quatuors à cordes n° 1 "Sonate à Kreutzer" et n° 2 "Lettres intimes) et Chostakovitch (Quintette avec piano opus 57) Orangerie du château de Sceaux (92) le 25 septembre.
Le deuxième week-end du festival de l'Orangerie verra jeudi Sélim Mazari dans Beethoven, vendredi Stéphanie d'Oustrac, samedi le Trio Zadig et dimanche, en clôture, 4 sonates pour violon et piano (dont la "Printemps" et la "Kreutzer") par Lya Petrova et Jean-François Heisser
(Horaires variés, voir sur le site du festival)