Orgue. Le plus gros des instruments, le moins transportable, celui "pour les mariages et les enterrements". Celui qui, dans cette diable de langue qu'est le Français, est masculin au singulier et féminin à partir de deux, allez comprendre... Deux orgues, posées là sur notre route, celle des vacances, en Auvergne et en Languedoc.
L'incursion dans une abbatiale
On a dîné. Solidement, c'est l'Auvergne! On s'est faufilé pour digérer dans les rues secrètes d'Issoire déjà assoupies. Issoire, sous-préfecture aimable, aux jolies façades colorées, bien crépies, il fait silence. On sait où l'on va, qui sera le point de retour: l'église abbatiale dédiée à ce saint au nom si curieux, Austremoine. Issoire, Orcival, Saint-Nectaire, églises romanes d'Auvergne, les trois merveilles du Puy-de-Dôme -la suivante, Brioude, est déjà en Haute-Loire. On connaît le chemin, on s'approche. Tiens c'est ouvert, des gens, deux ou trois, qui sortent encore... Un concert qui s'achève?
On se faufile, levant le nez, pour n'être pas interpellé. On fonce vers le choeur, où sont les beaux chapiteaux, ces humains si vivants de huit cents ans à peine accrochés à leurs colonnettes. On goûte la fraîcheur habitée de la nef, on revient. Une dame nous demande: "Vous avez un masque?" On répond oui à une question qu'on attendait plutôt à l'entrée. "Alors suivez-moi"
La montée vers l'organiste
On monte un escalier étroit, on se retrouve au milieu d'un petit groupe, serré contre la balustrade de la tribune d'orgue. Aux claviers un jeune homme souriant, Yannick Colmont: c'est le titulaire de ce bel instrument assez récent (1871), d'un facteur alsacien réputé, y compris dans le bois qu'il utilisait.
Et ainsi, avec une vue imprenable sur la longue nef et le sentiment d'être un oiseau posé, on l'écoute et on le regarde, nous expliquer -oh! en termes simples, pour les béotiens que nous sommes, car il ne s'agit pas de faire un cours de musicologie- les différents claviers (il peut y en avoir entre 1 et 5, celui d'Issoire en a 3), la différence des sons qu'ils produisent (pour être simple, des différences d'octaves car les notes sont les mêmes), la richesse aussi des jeux -33 tirants, Notre-Dame de Paris en a 113-, noms que l'on croise parfois, bombarde, saqueboute, cromorne, régale, trompette en chamade, toutes les formes de flûte, de la conique à l'enchantée, de la magique au galoubet ou à la dulciane; et le bourdon et la doublette et le quintaton et le larigot (celui de la vieille expression "à tire-larigot) et... mais comment font les organistes pour s'y retrouver?
Le mystère du pédalier indépendant
Et l'on voit le pédalier qui fonctionne tout seul (sans les mains!), nous proposant une mélodie de Bach ou de quelqu'un d'autre; et Colmont, poussant et tirant ses jeux, nous fait entendre leurs différences de son, comme quoi tout peut se jouer, aussi bien une transcription de la musique de "Cyrano de Bergerac" que l' "Ave Maria" de Gounod, celui qu'une dame rêve d'entendre et que Colmont lui joue...
L'organiste formé à Napoléon
Rien à voir donc avec le gros machin intimidant -le plus grand des instruments, le plus éloigné de ceux qui l'écoutent- qui ne servirait qu'aux "mariages et aux enterrements" comme Colmont l'a entendu dire. Tout jouer? Pas forcément: cela, on l'apprendra ensuite en parlant en plus petit comité avec cet homme venu à l'orgue par le piano ("mais j'ai commencé par la chaudronnerie, c'est vous dire!") qui s'est pris de passion pour son orgue et pour les orgues, tissant des liens (qu'on n'imagine pas toujours) avec d'autres instruments et d'autres organistes (ces joutes avec celui de l'abbaye aux Hommes de Caen, Caen mieux fait pour le grand orgue symphonique français d'un Franck ou d'un Widor et Issoire pour Bach ou le cher Daquin, l'auteur de ces "Noëls" qu'il doit être si chaleureux de jouer quand le froid auvergnat pique au-dehors et que quelques flocons parsèment les nuits de décembre) Tissant des liens,oui, et heureux d'avoir encore à visiter toutes ces orgues qu'il ne connaît pas encore, aux facteurs si multiples, aux constructions si diverses, aux jeux si particuliers, qui ont toutes une âme que n'ont pas les pianos, car sur un piano on joue tout et, même si l'accordeur est là, cela dépend du pianiste. Les orgues ont une âme, et l'organiste qui les découvre se doit de les apprivoiser, ne serait-ce que parce que c'est lui qui leur rend visite.
Colmont a été tôt éveillé à l'art, du côté de Nancy, par un papa qui était reconnu comme le tailleur (et le réparateur) le plus réputé des habits de l'époque napoléonienne -et de l'Empereur lui-même aussi, bien évidemment. Etrange itinéraire qu'on ne fait qu'effleurer alors qu'en petit groupe on monte sur la terrasse, on écoute la ville endormie devant la tour ronde éclairée du dedans qui lui donne une allure de conte! Le prochain défi de l'organiste de l'abbatiale d'Issoire: enseigner à l'école de musique, si on peut lui créer une classe, les mystères brillants de ces instruments suspendus dont le dessin est aussi, souvent, un chef-d'oeuvre d'architecture et dont la perte, on l'a vu récemment à la cathédrale de Nantes, conduit à tout un deuil une communauté!
De Versailles au Languedoc
On y (re)pensait deux jours plus tard en allant écouter Frédéric Desenclos, titulaire de la chapelle royale de Versailles. C'était près de notre lieu de vacances, en l'ancienne cathédrale de Saint-Pons-de-Thomières, département de l'Hérault, édifice roman doté d'un choeur du XVIIIe siècle en marbre rose et vert et d'un superbe instrument du même temps. Desenclos nous expliquait son programme et les organisateurs avaient eu la bonne idée d'installer une caméra pour qu'on le voie mieux jouer. Jeux poussés et tirés selon une logique que seul lui comprenait, pour un programme Du Mage-Scarlatti-Daquin et Bach.
Des émeutes et des variations
Le Du Mage en question, natif de Beauvais, écrivit un unique Livre d'orgue qui lui ouvrit le titulariat de la prestigieuse cathédrale de Laon. Avant qu'il se rendît compte qu'il était plus lucratif de reprendre son premier métier de collecteur des impôts! Des 555 sonates de Scarlatti, "trois au moins (nous apprit Desenclos) furent écrites pour l'orgue et certaines un peu à l'initiative de chacun" (il nous en joua six) Trois pièces de Daquin dont Les vents en courroux, jolie tempête, et le fameux Coucou; mais c'est le peu sympathique Balbastre, son rival (celui cité par Jean-François Parot dans sa série des Nicolas Le Floch), que Desenclos évoqua pour nous: organiste à Paris à l'église St-Roch, mais si brillant et si fantaisiste qu'on dut l'interdire de jouer parce qu'il provoquait émeutes et bavardages...
Aucun risque de tels excès avec Bach, ni dans Le clavier bien tempéré ni dans cet Aria Variata (Air à variations) brillant et peu connu car "les clavecinistes pensent que ça a été écrit pour l'orgue et les organistes pour le clavecin, donc personne ne le joue". Et l'on écoute Desenclos au milieu de ces claviers, de ces jeux, de ces pédaliers, et peu importe de tout comprendre puisque la musique est là.
On sort. Il fait beau. Il fait chaud. C'est un été masqué.
Visite en continu (de 20 heures à... 22 ou 23 en fonction du public) des orgues de l'abbatiale d'Issoire (Puy-de-Dôme) tous les vendredis d'été.
Concert de Frédéric Desenclos à l'orgue de la cathédrale de Saint-Pons (Hérault) le 26 juillet: oeuvres de Du Mage, Domenico Scarlatti, Daquin et Bach. Dans le cadre d'une "saison de l'orgue" qui comprend des concerts en ce même lieu tous les dimanches après-midi (à 17 heures 30) jusqu'au 20 septembre.