Les concertos de Beethoven, une belle proposition de Kristian Bezuidenhout au pianoforte

Kristian Bezuidenhout et le chef Pablo Heras-Casado C) Igor Studio

C'est le grand pianofortiste (ou fortepianiste, qui se dit aussi) d'aujourd'hui, Kristian Bezuidenhout, et il s'attaque, année Beethoven oblige, aux concertos pour piano du maître de Bonn. Beau Cd, qui réunit le premier et le dernier des cinq concertos et qui renouvelle notre intérêt pour cet instrument de transition.

Je n'aime pas beaucoup le pianoforte

On ne saurait compter le nombre d'enregistrement des concertos pour piano de Beethoven: quel (le) pianiste ne s'en est pas emparé? Voici une proposition qui est plus intrigante et que, je l'avoue, j'ai accueillie d'abord avec suspicion. Pour une raison simple: je n'aime pas beaucoup le pianoforte.

Je ne l'aime guère car j'ai toujours le sentiment d'un hybride, un instrument au son trop grêle qui serait une sorte d'expérimentation musicale fulgurante (entre 20 et 40 ans) avant que l'on passe, du son tremblant et délicieusement nasillard du clavecin au son moelleux, rond, profond, puissant (et qui deviendra aussi claquant, brillant, percutant) du piano moderne. Les trois compositeurs qui ont accompagné -ou côtoyé- ce basculement, Haydn, Mozart, Beethoven (pour faire rapide), ont eu des intuitions diverses face à lui.

Le pianoforte du facteur Graf qui appartenait à Beethoven, visible dans la maison Beethoven de Bonn C) Ina Fassbender / AFP)

Un pont de Haydn à Beethoven

L'écriture de Haydn, par exemple, lui convient bien: Haydn se plie à ce son pointu, rapide, sans écho, où les doigts "tricotent". Mozart aussi mais, avec une extraordinaire intuition (dans les mouvements lents, et d'ailleurs dans les concertos plus que dans les sonates), devine ce que le pianoforte va devenir, devine vers quoi ira le piano moderne, cette résonance magique des notes, cette tenue que l'instrument permettra, et il en tire, dans son écriture, la possibilité de cela, tout en réservant souvent à ses finals une rapidité "galante" (et l'on retombe un peu parfois, après la splendeur poétique des mouvements lents) qui nous renvoie à l'époque du pianoforte. Quant à Beethoven, on est déjà passé à autre chose: au piano. Restent quelques souvenirs, des passages où les doigts vont et viennent, des souvenirs de l'ancien temps; mais Beethoven s'est adapté, génialement -du moins dans ce que propose Bezuidenhout car il est assez rare finalement d'entendre ces oeuvres souvent monumentales (dans leur ambition, dans leur dimension) au pianoforte.

Un "faux" pianoforte qu'aurait pu jouer Chopin jeune

Kristian Bezuidenhout, cet Australien venu d'Afrique du Sud, a une formation à tous les claviers et a commencé par le piano avant de se tourner vers le clavecin et le pianoforte. Pianoforte qui, dit-il, lui convient parfaitement pour jouer ses dieux, Haydn et Mozart. Mais, si l'on va sur You Tube, écouter deux minutes d'un concerto de Mozart (avec l'orchestre de Paris), on constate que l'instrument sur lequel il joue est bien plus proche du piano que le souvenir qu'on a de certains pianofortes bien pointus. Et le Cd de Beethoven, de ce point de vue, triche encore plus: la copie d'un Graf de 1824 -presque un pianoforte qu'un Chopin adolescent aurait pu utiliser... Pianoforte d'ailleurs ou "fortepiano" comme se désigne Bezuidenhout sur l'enregistrement. La confusion entre les deux formes est assez grande, et plus ou moins selon les langues parlées: les Italiens par exemple parlent de pianoforte pour désigner les pianos modernes, et sans doute de fortepiano pour nos pianofortes. Allez comprendre...

Le mémorial Beethoven à Vienne C) Bernhaut DPA Picture Alliance / AFP

Un instrument qui convient bien au concerto "Empereur"

Hybride, disais-je. Ou bien Bezuidenhout, avec son Graf de 1824 (donc du même facteur qui fournissait ses pianos à Beethoven), veut retrouver le son qu'on entendait, que Beethoven entendait, en son temps. Mais en même temps le choix d'un orchestre baroque (celui de Fribourg) dirigé par un chef "moderne" (l'Espagnol Pablo Heras-Casado) brouille encore les pistes. Qu'importe cependant si le résultat est là -et globalement il est là!

Il est là, surtout, dans le concerto où on s'y attend le moins, où le pianoforte semble s'imposer le moins, le dernier des cinq, le somptueux Empereur. Dès la montée en tierces initiale, dès les gammes chromatiques, la présence du son, le brillant de l'instrument, une sorte de clarté joyeuse, emportent l'adhésion; ce n'est pas la puissance habituelle, la force qui va, si typiques de Beethoven et si justement là, dans ce mouvement initial de vaste ampleur. Mais autre chose de cristallin, d'argenté, de fluide, que l'engagement des musiciens, leur sonorité sortie de cinquante ans en arrière (de Bach), accompagnent dans une rencontre qui fonctionne très bien. Concerto d'ailleurs pris vite, maintenu vite (durée sensiblement plus courte que bien des versions avec piano), sans s'attarder, et qui tiendra parfaitement le pari, avec un Bezuidenhout à la virtuosité aussi éblouissante que sa clarté de jeu et surtout sa palette de nuances, bien moins facile à équilibrer qu'avec un piano moderne.

Des accents orchestraux trop brutaux

La réserve, elle s'entend dès les premières interventions instrumentales, même si elle n'est que par à-coups: Heras-Casado redoute-t-il que l'orchestre sonne "petit"? La volonté de grandeur est louable (et plutôt réussie) mais c'est au prix d'accents orchestraux qui tournent au "bûcheron" avec des accords appesantis, écrasés, sur-signifiants.

Le mouvement lent est beau mais le pianoforte ne peut apporter la richesse poétique du piano moderne, malgré le phrasé soigneux et l'élégance du pianiste. Quelques difficultés rythmiques dans ce (toujours aussi) étrange finale (étrange et génial) où Bezuidenhout fait entendre excellemment (privilège du pianoforte) la puissance et la virtuosité de l'écriture beethovénienne.

Un détail du pianoforte Graf de Beethoven C) Ina Fassbender/ AFP

Une proposition qui sort au moins de l'ordinaire

C'est un peu moins bien avec le Concerto n° 2 (en réalité le 1er composé mais édité après l'officiel n° 1) Peut-être parce qu'il est encore tourné vers Mozart: c'est celui où, évidemment, on sent le plus l'influence du pianoforte dans l'écriture souple, détachée, qui est un compromis entre ce qu'est Beethoven à ce moment-là et ce qu'il rêve de devenir (et que l'on entend). On l'entend d'abord dans l'écriture de l'orchestre, très bien rendue par les baroqueux fribourgeois et un chef qui, à juste titre, fouette le coche (la brutalité des accords est moins sensible) Elégance du jeu de Bezuidenhout, et qui ravira d'abord les passionnés (il y en a) du pianoforte. C'est sans doute proche aussi de ce que Beethoven entendait, et c'est du superbe travail, comme dans le Rondo final où l'hommage à Papa Haydn n'a jamais été aussi sensible. Mais je persiste: dans l'Adagio (où l'orchestre nous met d'entrée dans une ambiance d'église), j'admire le délié de l'interprète (qui le joue vite, cet Adagio!), les belles couleurs gris perle dont il teinte le climat sonore. Mais je ne suis pas ému.

Il n'empêche: voici là encore une proposition pour cette année Beethoven qui sort un peu de l'ordinaire, nous conviant à une écoute différente de ces deux hauts chefs-d'oeuvre. Mes réserves, on l'a compris, étant davantage liées à ma propre sensibilité (et allez écouter le son de "vrais" pianofortes, à moins que ce soit leurs interprètes, vous comprendrez pourquoi j'ai pu développer ces réticences initiales!)

Beethoven: Concertos pour pianoforte et orchestre n° 2 opus 19 et 5 opus 73 "Empereur". Kristian Bezuidenhout (pianoforte Graf de 1824), orchestre baroque de Fribourg, direction Pablo Heras-Casado. Un disque Harmonia Mundi.