Au Théâtre des Champs-Elysées, "La femme sans ombre" de Richard Strauss retrouve sa vie de chef-d'oeuvre sous la direction charismatique de Nézet-Séguin

Yannick Nézet-Séguin est le chef C) Hans van der Woerd

Encore une soirée triomphale au Théâtre des Champs-Elysées, pour un opéra rare et assez difficile, La femme sans ombre de Richard Strauss. Mais convoquant tout ce que Paris contenait d'opératolâtres, jusqu'aux failles aveugles des galeries, qui voulaient réentendre ou découvrir cet étrange chef-d'oeuvre, point de bascule dans le corpus des opéras du maître allemand.

Une Femme sans ombre chantée par les plus grands

Et la présence de Yannick Nézet-Séguin à la baguette n'était sûrement pas pour rien dans l'affluence. Le petit chef (par la taille) moulé dans un ensemble noir d'inspiration russe (à la Gergiev) et le cheveu teint albinos (à la Jean-Paul Gaultier), retrouvait son ancien orchestre, le Philharmonique de Rotterdam qui, pour n'avoir pas la réputation de son confrère glorieux du Concertgebouw d'Amsterdam, n'en est pas moins une des formations-phares de cette nation de grands mélomanes que sont les Pays-Bas.

Elza van den Heever est l'Impératrice C) Jiyang Chen

Mais évidemment, même si l'orchestre de La femme sans ombre a une importance bien plus grande que dans maints opéras, y compris de Strauss (importance souvent tellurique!), il faut aussi des voix, de sacrées voix, si l'on en juge par celles qui ont enregistré l'oeuvre -on a bien écrit "enregistré", ce qui suppose de possibles retouches- soient Leonie Rysanek, Christa Ludwig, Birgit Nilsson, Dietrich Fischer-Dieskau, Martha Mödl, Marjana Lipovsek, Walter Berry, Cheryl Studer, James King, René Kollo, Placido Domingo, Julia Varady ou Thomas Moser, sous les directions de Böhm, Karajan, Solti ou Sawallisch. Excusez du peu: il faut un bras et des gosiers. et chanter plus de trois heures...

Orchestre considérable, rutilant et raffiné

Mais la puissance et la beauté sonore de l'oeuvre emportent tout. Et, parce que Strauss savait admirablement écrire pour les voix, malgré des écarts redoutables ou des tessitures très larges les chanteurs semblent planer sans effort (c'est une impression!) au-dessus d'un orchestre considérable. On doit cela à l'attentive obsession de Nézet-Séguin de réduire le volume instrumental dès l'intervention des solistes, ce qui revient un peu à sautiller constamment sur une corde tendue entre deux murs.

Lise Lindstrom est la Teinturière C) Rosie Hardy

Volume instrumental incroyablement raffiné, scintillant, puissant, voluptueux, nocturne et dense, tempétueux aussi, avec des cordes brillantissimes dans leur écriture (on pense parfois à la richesse thématique des lointaines Métamorphoses), des cuivres très sollicités (tout le début, aux instruments graves) et d'admirables trouvailles sur les bois (le fourmillement d'oiseaux sur deux notes avec l'accompagnement du violoncelle solo; l'écho des flûtes, sur deux notes aussi, pour évoquer le faucon rouge de l'Empereur, perdu et retrouvé, un des moments les plus poignants de l'oeuvre, et Stephen Gould, de sa voix sonore de ténor, et malgré des aigus  peu à peu engorgés qui trahissent sa fatigue, nous touche avec une très belle simplicité)

Hofmannsthal, grand librettiste autant qu'écrivain

Qui donc a eu l'idée de cette histoire à la symbolique des rêves et des grands textes initiatiques? Hofmansthal semble-t-il, le librettiste préféré: les deux, qui se sont trouvés pour Elektra en 1909, ne se quitteront plus jusqu'à la mort de l'écrivain vingt ans plus tard -on dit "l'écrivain" car Hugo von Hofmansthal l'est d'abord avant d'être librettiste, à preuve La femme sans ombre est aussi un conte (disponible aux éditions Verdier), écrit en parallèle au livret, comme Le chevalier à la rose est aussi une pièce de théâtre. Soit donc l'Impératrice, fille du Roi des Esprits, Keikobad, qui est née sans ombre et qui, si elle veut endosser le statut des humains, doit en trouver une, faute de quoi son mari, l'Empereur (humain), sera changé en pierre, elle-même rejoignant alors le royaume de son père.

Richard Strauss est le compositeur C) Lux-in-Fine/Leemage

Frustrations de la Teinturière, remords de l'Impératrice

Elle demande à sa Nourrice de l'accompagner sur terre; mais la Nourrice, qui accepte, espère (et fera tout pour) la voir échouer car elle-même hait le monde des hommes et ne rêve que de revenir au royaume des Esprits, dans ce palais qui "s'élève jusqu'aux étoiles"

Elles échouent chez le Teinturier Barak, dont la femme ne supporte plus une vie au service d'un mari lourdaud, de ses beaux-frères qui sont des parasites, avant que ses tâches ménagères ne soient rendues encore plus difficiles par l'enfantement. La Nourrice lui promet jeunes gens et existence de rêve, en échange de son ombre, et cela tente la Teinturière...

Alors, sans que Barak ne comprenne grand-chose aux tourments existentiels de sa femme, l'affaire sera faite, l'ombre vendue. Barak est hors de lui. L'Impératrice, elle, est prise de remords, refuse cette ombre si mal conquise. Barak et sa femme sont précipités dans une caverne, où le chant des enfants qui ne naîtront pas obsède la Teinturière. L'Empereur va bientôt être changé en pierre. L'Impératrice décide d'affronter son père, obtient sa compassion, la Nourrice maléfique errera éternellement tandis que les deux couples qui se retrouvent chantent un hymne à leur amour et à une vie avec ombre et dans la lumière.

Michael Volle est le Teinturier Barak C) Carsten Sander

Les ombres de Mozart et de Wagner

Ouf! Et le miracle, c'est que l'oeuvre, grâce à la musique, s'impose avec clarté et force, que le livret ne se perd pas dans un ésotérisme confus, fixant clairement les enjeux d'êtres de chair et de sang qui ont tous des manques qui nous les rendent attachants. Richard Strauss se situe entre le Mozart de La flûte enchantée (les épreuves initiatiques) et le Wagner de Tristan et Isolde - écrivant un magnifique duo de réconciliation entre Barak et son épouse, lui qui est plutôt spécialiste des duos ou des trios féminins. L'ombre de Wagner n'a jamais été aussi présente (surtout au premier acte) dans cette musique qui est, cependant, profondément straussienne dans sa démesure exaltée, dans sa capacité à briser un orchestre rutilant ou un concert de voix glorieuses par un moment suspendu où murmurent le bruissement d'un feuillage, l'atmosphère scintillante d'une nuit étoilée.

L'absence d'ombre, symbole de la stérilité

Ainsi, après deux chefs-d'oeuvre, Le chevalier à la rose et Ariane à Naxos, Strauss et Hofmannstahl proposent une oeuvre d'une beauté et d'une puissance qu'ils n'égaleront plus ("un grand coup sur la tête" disait une spectatrice) malgré les réussites à venir d'Hélène d'Egypte ou d'Arabella. Mais il y a plus, que la date de création de l'oeuvre pourra éclairer: 1919. L'ombre est évidemment le symbole de la fertilité, son absence de la stérilité qui est celle de l'Impératrice. Et La femme sans ombre est créée à la sortie d'un conflit qui nécessitera que toutes les femmes d'Europe, pour remplacer les enfants disparus, se rendent encore plus fertiles! Mais la conception de La femme sans ombre date de 1911, si la musique fut écrite en pleine guerre. Comme si l'intuition des artistes avait imaginé l'inimaginable, deviné que cette histoire de roi des Esprits et de couples séparés allaient trouver leur écho dans une Europe accablée par le deuil et où il deviendrait urgent, brusquement, qu"aucune femme ne restât sans ombre...

Michaela Schuster est la Nourrice C) Nikola Stege

Solistes endurants et de qualité

Cela n'empêchant pas le public d'aujourd'hui de communier à cette musique avec tout l'engagement que cela suppose aussi. Y contribuent quelques solistes de bel envergure, à commencer par le Barak de Michael Volle, puissant, touchant (jamais excessif et toujours humain), superbe de timbre et de ligne de chant. On trouvait l'Impératrice d'Elsa van den Heever un peu froide au début malgré des aigus puissamment lancés... vers les étoiles; mais, dans le dernier acte, son renoncement à l'ombre et le défi qu'elle lance, avec une paisible détermination, à son père et à la Nourrice la trouve radieuse, d'une projection parfaite, d'une rondeur de timbre et d'une tenue vocale impressionnantes.

Nourrice à laquelle Michaela Schuster prête son très grand art de comédienne. La voix bouge trop souvent, les notes sont parfois incertaines; mais il y a le jeu, la puissance de la projection, l'art du dire et de le transmettre en musique (cette manière de faire claquer les consonnes quand elle évoque le pacte, qui est aussi parfaitement dans l'esprit d'un Strauss très attentif à trouver des effets qui renforcent les sonorités du texte d'Hofmannstahl) A Schuster fait écho Lise Lindstrom, Teinturière au timbre un peu pointu mais aux aigus exigeants et sans faiblesse, à l'intensité vocale qui, sur le souffle, tient bon, à l'incarnation très juste dans une lassitude qui se transforme en dépit puis en espoir, en rage, enfin en honte, et c'est très fort de transmettre tous ces sentiments-là dans une version de concert. Petits rôles inégaux, du beau ténor de Bror Magnus Todenes au faucon trop souvent incertain de Katrien Baerts.

 

Stephen Gould est l'Empereur C) Kay Herschelmann

Un Nézet-Séguin à la fougue inépuisable

Mais c'est évidemment Yannick Nézet-Séguin qui triomphe, dans cette capacité à tenir son plateau sans relâche, avec une fougue inépuisable. On lui reprochera sans doute de ne pas ménager, dans ce grand conte philosophique, des moments de pause, de calme, de sonorités plus piano ou suspendues; mais ce qui serait sans doute nécessaire dans un enregistrement l'est moins quand il s'agit de retenir un public pendant trois heures d'une musique magistrale mais exigeante, et qui ne nous raconte pas l'histoire la plus simple qui soit. Ledit public l'entend d'ailleurs ainsi, qui fera un triomphe à tous les artistes, et c'est tout juste si Nézet-Séguin ne vient pas enlacer de bonheur chaque spectateur un par un. Il se contente de le faire avec toutes les chanteuses, qui font deux têtes de plus que lui, et c'est charmant comme tout.

La femme sans ombre de Richard Strauss sur un livret d'Hugo von Hofmannstahl, version de concert donnée par solistes, Maîtrise de Radio-France, choeur et orchestre symphonique de Rotterdam dirigés par Yannick Nézet-Séguin. Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 17 février.