C'est parti pour la 26e Folle Journée de Nantes consacrée cette année à Beethoven pour le 250e anniversaire de sa naissance. Une journée placée sous le signe du piano, instrument-roi du génie -les expériences autour de Beethoven, compositeur universel, ce sera pour les jours suivants!
Des passionnés de toutes les musiques
Et de mémoire de "Foljourneux" on n'a pas souvenir d'avoir assisté à cela: malgré le joli soleil voilé et quelques manifestations en ville, une salle si pleine pour le premier concert de la série (271 jusqu'à dimanche), un mercredi donc, à 17 heures. Le Grand Auditorium de 2.000 places plein à craquer, suspendu (on entendait voler une mouche) au son magnifique de Nicholas Angelich pendant une grande demi-heure. Miracle (supplémentaire) de Nantes: beaucoup de ces têtes n'avaient pas le profil "musique classique" mais parfois même, et clairement, celui d'autres musiques dont il est courant de dire qu'elles secouent davantage. Comme quoi, contrairement aux a priori, les passionnés de musique, de toutes les musiques, reconnaissent le génie quel que soit son domaine. Et quand il s'agit de Beethoven, qu'on soit rockeur, folkeur ou hard metalleux, on s'incline en murmurant "Chapeau bas!"
Le toucher d'Angelich
Angelich donc, et son piano magique. Au service du plus profond des cinq concertos de Beethoven, le 4e, à l'admirable mouvement lent, joué malheureusement trop brutal par l'orchestre hongrois ( "Concerto Budapest") dirigé par Andras Keller, et qui empêchait un peu Angelich d'y mettre toute la rêverie nocturne qu'on attendait. Mais pour le reste... la poésie et la précision, la beauté du toucher, et tant de détails que l'on n'aurait jamais cru entendre dans cette oeuvre pourtant entendue cent fois -Angelich osant placer la main gauche en avant pour quelques mesures, effet inattendu et superbe, comme ces deux cadences (Beethoven en a mis une, c'est inusité, dans le finale) aussi belles (pour les non classiqueux) que les plus belles improvisations des grands pianistes de jazz.
Leopold, 3 ans, futur percussionniste?
On regarde parfois ce public atypique, qui est le public nantais, qui fait preuve de l'attention, de la concentration que, dans des salles plus bourgeoises peut-être, on n'a pas toujours. Une jeune maman à côté de moi, les deux fistons qu'elle essaie de calmer ("Silence, sinon je sors mon scotch") et bien sûr on sent que la vie de famille (ou les tarifs pratiqués, rappelons que cette Folle Journée, c'est aussi un accès au classique à des prix incroyables) l'empêche souvent d'assister à des concerts de cet ordre. Et puis, on ne le répétera jamais assez, il faut semer des petites graines, et si une sur dix éclot...
Des deux enfants, c'est le plus petit d'ailleurs qui est le plus intéressé. Edmond, 7 ans, s'ennuie très vite, regarde davantage les projecteurs du plafond et finit par s'endormir derrière ses lunettes. Léopold, à qui l'on donnerait plus que ses trois ans et demi, s'intéresse, sourit, a remarqué qu'il "y en a un qui fait boum boum boum" (bien sûr le timbalier) et soudain "je vois le noir" (c'est le piano qu'on installe, car on a commencé par la 2e Romance où j'ai découvert une très prometteuse violoniste, Anna Göckel, française comme son nom ne l'indique pas, qui montre un beau son et un élégant lyrisme dans cette oeuvre en forme de mouvement lent sur une mélodie simple et mélancolique) Peut-être, demain ou après-demain, retrouverons-nous Léopold en percussionniste déchaîné...
Toutes les sonates pour piano dans onze villes
L'expérience du soir participait d'une belle initiative de décentralisation -qui se fait toujours en région "Pays de Loire" juste avant la Folle Journée mais qui, là, se situait dans toute la banlieue nantaise, de Rezé, 40.000 habitants, à la rurale St-Jean-de-Boiseau, moins de 6.000. Et donc 11 pianistes, coachés par Claire Désert (qui elle-même jouait à Carquefou), allaient, en même temps, jouer à eux tous l'intégrale des 32 sonates, monument musical que tous biberonneront tout au long de leur vie. La plupart d'entre eux ont une carrière qui commence, un Yiheng Wang, un Manuel Viellard, une Marina Saïki, un David Salmon. Hélas! nous n'avons pas le don d'ubiquité. Je suis à Bouguenais, 20.000 habitants, Jean-Baptiste Doulcet, qui obtint le Prix du Public au concours Long-Thibaud en novembre et aurait mérité aussi le 1er Prix du Jury. Nous partageons la même voiture. Il jouera trois sonates (la 4, la 7 et la 22) dans une belle salle de spectacle, le Pianocktail, au vaste plateau et à l'acoustique un peu sèche mais de qualité.
Doulcet, la réflexion et l'instinct
Je me ferai confirmer ainsi les qualités remarquables du garçon qui m'a confié pourtant que ces sonates étaient "épuisantes" Je pense aux premières, l'opus 7, l'opus 10 n° 3, moins immédiatement séduisantes que la Pathétique qui va suivre. Beethoven se cherche encore, et se trouve, et c'est à quoi l'on assiste dans ces deux sonates qui sont déjà des chefs-d'oeuvre, et de belle dimension. Mouvements lents où Doulcet porte une attention remarquable aux silences, Allegro de la 4e très étonnant où, à un thème qui rappelle Haydn succède un autre sombre, acharné, comme le grondement sourd d'un animal qui s'emballe. Doulcet, en (déjà) grand pianiste, mêle très bien la réflexion et l'instinct, prêt, sur une grille musicale à laquelle il a implacablement réfléchi, à se laisser surprendre par l'inattendu de l'instant, qui ne sera pas toujours conforme à ce qu'il avait prévu. C'est du grand art, d'un toucher virtuose, avec des partis-pris souvent réussis, un son puissant mais jamais tapageur. Et j'aime aussi, après ces mouvements lents qui ont déjà, chez ce Beethoven encore jeune, quelque chose de métaphysique, que Doulcet prenne les scherzos qui suivent pas trop vite, pour nous ramener à un réel fait de plus de légèreté, de naïveté peut-être, ou de charme.
Percer le mystère du génie
Mais c'est la 22e en fait qui est, pour lui, "épuisante": une de ces "petites sonates" qu'on ne joue guère, car brève en durée (Beethoven en a écrit comme cela quelques-unes mais "fuyante, construite sur rien, do-mi-fa, et qu'on cherche comment aborder". On est heureux d'entendre, dans leurs jeux, un Angelich de la cinquantaine et un Doulcet de 27 ans se poser les mêmes questions que les grands acteurs face à un texte de Racine ou de Tchékhov, en essayant à leur tour de percer le mystère du génie ce qui, sans le secours des mots, est une belle entreprise qu'ils ne sont pas nombreux à mener à bien.
A Nantes ce mercredi 29 janvier, de Beethoven Nicholas Angelich jouait le 4e concerto pour piano et à Bouguenais Jean-Baptiste Doulcet les sonates opus 7, 10 n° 3 et 54 (n° 4, 7 et 22)