Les "Arts Florissants" (de William Christie) fêtent leur 40 ans avec un bal, un ministre et Haendel

Sandrine Piau tendant la main à Paul Agnew (qui a chu) devant les musiciens hilares C) William Beaucardet

Quarante ans. Quarante ans de spectacles éblouissants, de concerts éblouissants, de partage musical avec jeunes professionnels ou amateurs, dans de grandes salles austères ou dans les jardins de William Christie lui-même, à Thiré (Vendée), moments magiques les soirs d'été, disent ceux qui y ont assisté. Quarante ans au service des âges baroques. Bon anniversaire, les "Arts Flo'"!

40 ans d'enthousiasme baroque

Et il a fallu que ce fût un Américain qui vînt chez nous prêcher la bonne parole baroque, construire de toute pièce un ensemble et un choeur, y agréger des solistes concernés, des metteurs en scène, y passionner un public de plus en plus nombreux à force d'exigence... et d'enthousiasme: William Christie qui, de claveciniste qu'il était à l'origine (qu'il est encore) a bien mérité de la musique et de ses dieux. Bien sûr, il faut glisser une épine (ce sera la seule) dans cette avalanche méritée d'hommages: le baroque avait commencé à être redécouvert avant les Arts Florissants, et même si l'on parle ici d'opéras ou d'oratorios un Jean-Claude Malgoire, par exemple, avait, en France, initié ce travail. Mais trop seul, et sans effet d'entraînement (de la part en particulier de l'Etat). Christie, lui, a réussi.

William Christie et Paul Agnew C) Oscar Ortega

Et Christie, après Malgoire, a continué à réveiller tout un pan de notre histoire musicale. On sait que les Français ne sont pas de grands défenseurs de leurs propres génies musicaux. Ce sont les Anglais qui nous ont réappris "notre" Berlioz ou (plus difficilement) "notre" Fauré. Christie nous aura rendu le siècle de Louis XIV et l'aura ensuite étendu au siècle suivant. Spectacle emblématique: Atys de Lully, 1987, mise en scène de Jean-Marie Villégier, costumes sublimes, musique étonnante, impression... stupéfaite. Plus rien, ensuite, ne sera comme avant.

Un week-end pour fêter ça

Sauf William Christie qui poussera encore, ira chercher encore les Rameau, Charpentier (l'auteur de l'opéra Les Arts Florissants), Campra, et Lully encore. Et cet Haendel qu'il met au panthéon des musiciens et dont tant d'opéras (pas seulement par lui) seront ressuscités. Avec costumes, metteurs en scène (Villégier, Carsen, Arias), chanteurs formés par lui, fidèles à lui, fédérant, probablement avec caractère (d'aucuns disent qu'il peut être cassant ou glacial), sûrement avec énergie, passion, tendresse (d'aucuns disent qu'il peut être charmant)

Et la Philharmonie de Paris ouvrait ses portes aux Arts Flo' tout un week-end. On n'a pu tout voir. On n'aura pas assisté aux Feux d'artifice (Fireworks music et Water music de Haendel) donnés par les jeunes pousses du CNSM et de la Julliard School (où Christie enseigne encore ou a enseigné), ni au "bal participatif", ouvert à vous et à moi (surtout à vous): sous l'autorité d'un maître à danser on pouvait se prendre pour des contemporains de Lully, Rameau, Charpentier ou Dauvergne...

Le "bal particicipatif" C) Anne-Elise Grosbois

Une leçon de musique

On avait commencé par une master class: un groupe de la Julliard School jouant une oeuvre de Leclair, ce violoniste-compositeur français très virtuose qui mourut mystérieusement assassiné en 1763 vers la rue du Temple. Puis nos étudiants du CNSM (Conservatoire National Supérieur de Musique) accompagnant un charmant chanteur ténorino dans un air du Rodelinda de Haendel. Le fidèle Paul Agnew, d'abord chanteur, puis chef d'orchestre, et désormais bras droit, accompagnant Christie dans l'exercice.

On en retira plusieurs informations, une sorte de cours de "baroque" par rapport au monde, disons plus romantique. D'abord la nécessaire curiosité: les jeunes gens de la Julliard avaient découvert en bibliothèque cette partition oubliée de Leclair, qui y dormait comme tant de trésors (encore) de ces siècles-là. Ensuite la nécessité d'inventer, ce qui suppose de connaître le style, les coutumes, l'histoire du temps. Christie nous le montre ou nous le conte: sur une page du Marteau sans maître de Boulez ("qui était un ami") il y avait 76 indications du compositeur. Sur une page de Leclair (ç'aurait pu être Bach), aucune! Ainsi le rôle de l'interprète baroque, de son imaginaire, de sa culture, est essentielle en matière de couleurs, de rythmiques, d'inflexions, d'intonations et même... de rubato ( il y en a dans le baroque alors qu'on l'associerait davantage à la musique d'un Chopin!)

La présentation des costumes C) Gil Lefauconnier

L'humour et la curiosité

Tout cela confié avec humour, oeil qui pétille, sens de l'anecdote, auprès d'un Paul Agnew qui intervient plus sérieusement auprès du jeune chanteur et de ses camarades. Crime absolu: ne pas connaître l'intrigue de Rodelinda ni les autres personnages, crime plus encore pour les musiciens qui, forcément, ignorent dans quel sens accompagner le chanteur, se contentant d'un monotone bercement. Le chanteur, très jolie voix, belle projection, timbre clair, bon italien, aigus bien placés, chante l'air d'un tyran qui accède à l'humain... sans évidemment varier les phrases. Cette ignorance-là, qui place la musique comme si les paroles ne comptaient pas, est plus répandue qu'on ne croit, pas seulement chez les plus jeunes. Comme le dit William Christie avec véhémence: "Haendel, à sa table de travail, reçoit un texte du librettiste, il le lit attentivement, note les sentiments qu'il doit mettre en musique, les différentes évolutions dans ce qui est dit, et quand  il a compris tous les éléments du caractère, alors il les traduit dans ce qu'il compose"

De superbes costumes

Et ne jamais oublier, ajoute-t-il que, contrairement peut-être au siècle des écoles nationales, l'Europe musicale baroque, circulait, subissant donc des influences voulues. Ainsi la plupart des violoneux français (un Leclair) avait des liens avec l'Italie (un Vivaldi) Et Christie et ses Arts Flo', concentré d'Europe (et d'Amérique), de recevoir ensuite le juste hommage d'un ministre (Franck Riester) qui avait visité, comme nous, l'exposition d'une quarantaine de magnifiques costumes des opéras (venus pour beaucoup du Centre de Moulins) disséminés au milieu des instruments spectaculaires du musée de la Musique.

Voici la contredanse C) Nora Houguenade

Le génie Haendel

Le plus beau était à venir. La vraie fête, en forme de résumé de 40 ans, le samedi soir dans la grande salle. Les fondamentaux: première partie anglaise, deuxième partie française. Et d'abord Haendel, le génie absolu pour Christie, un choix d'airs superbes, parce que parfaitement choisis, et pour donner un aperçu de la variété des sentiments et parce que chantés par des interprètes fidèles mais si différents. Donc Sandrine Piau éblouissante dans un air d' Alcina où elle donne son coeur, mais comme elle n'a pas de partenaire à qui le donner, elle le donne à William Christie lui-même qui le reçoit en jouant le jeu. Dans Orlando, Christophe Dumaux et son beau timbre de contre-ténor est animé d'une juste fureur en évoquant le Styx, les Enfers et leurs dieux. Marcel Beekman est d'une élégance gamine dans L'Allegro, il Penseroso ed il Moderato (où, contrairement au titre, on chante en anglais), faisant danser les filles et les garçons de l'excellent choeur dans cette oeuvre à veine populaire avant que Lea Desandre chante Ariodante avec beaucoup d'émotion (hautbois et bassons magnifiques), vite rejointe par Sandrine Piau dans un duo complice où chacune, merveilleuse, aimerait avoir "mille vies et mille coeurs"

De Purcell à Lully

L'orchestre est au grand complet, le choeur aussi, Christie heureux, regardant et écoutant avec tendresse ses chanteurs, qu'il les dirige (dans Haendel, dont les airs sont reliés par des morceaux plus brefs) ou qu'il laisse la place à Paul Agnew en allant, fondu dans la masse des musiciens, tenir le continuo à son clavecin. Car c'est Agnew qui dirige l' "Autre" Anglais, le maître Purcell, de veine plus populaire et parfois plus étrange ( King Arthur ou The Fairy Queen, qui est comme l'ancêtre du Songe d'une nuit d'été de Mendelssohn)

De William Christie à Paul Agnew C) William Beaucardet

La partie française passe en revue comme une entrée en matière monsieur Charpentier (de nouveau Sandrine Piau, qui a changé de robe mais pas de talent) et monsieur Lully (trio masculin d'Atys, d'une poésie feutrée qu'on n'attend pas forcément du maître de musique de Louis XIV) Un moment de grâce, une chanson du très inconnu Honoré d'Ambruis, Le doux silence de nos bois, chantée avec l'accent du temps ("de nos boués") par un Marc Mauillon juste accompagné par le théorbiste Thomas Dunford, remarquable soliste par ailleurs (il jouait deux jours plus tôt avec le claveciniste Jean Rondeau): l'un s'appuyant sur l'autre, comme s'ils étaient dans l'intime et non devant deux mille personnes...

Des musiciens et chanteurs complices

C'est d'ailleurs cette complicité-là qui frappait tous les spectateurs. Une joie de jouer ensemble, de se surprendre ensemble, au point qu'on n'est pas sûr que certains jeux de scène (à ce jeu Sandrine Piau fut la plus éblouissante, la plus à l'aise et presque... la plus diva) n'aient pas été ignorés jusqu'au bout par Christie pour qu'on lise davantage dans ses yeux la surprise et le plaisir... d'être surpris. Car, bien sûr, chacun, exhaussé par ses camarades (orchestre et choeur compris), faisant assaut de talent pour cette fête-anniversaire.

Rameau à l'honneur

Dont la part du lion était confiée à Rameau: Les fêtes d'Hébé, Hippolyte et Aricie, Platée, voyaient se succéder Desandre, Mauillon, Piau (la musique française n'utilisait pas les haute-contres) et le très amusant Marcel Beekman en Platée, la grenouille se prenant pour la déesse Junon et Beekman l'incarnant costumé en vieille dame anglaise allant arroser ses fleurs. Enfin un très important sort (un peu trop!) était fait aux Indes Galantes (l'acte des Incas) pour entendre mieux la basse Lisandro Abadie dans le rôle du méchant Huascar face à Sandrine Piau-Phani. On craignit un moment que Piau ne mangeât tout cru son partenaire, ce ne fut pas tout à fait le cas même si la projection d'Abadie et sa présence scénique n'avaient pas la force de ses partenaires. La danse des Sauvages ("Forêts paisibles") conclut cette longue soirée qui laissa le public ravi.

William Christie fougueux, Marcel Beekman en amorce C) William Beaucardet

Paul Agnew prend du galon

Deux jours plus tôt Paul Agnew (qui dirigeait les premiers Rameau, Christie se réservant Les Indes galantes) avait été nommé codirecteur des Arts Florissants. C'est aussi que William Christie, le jeudi 19, avait fêté ses 75 ans avec, peut-être, une volonté de souffler un peu. En attendant le demi-siècle ou les prochains 40 ans, avec tous les complices qui, même s'ils ont continué leur carrière ailleurs, sont restés fidèles à l'esprit Arts Flo' et à tout ce pan de musique française et européenne que Christie, Agnew, et tous ceux qu'ils ont réunis autour d'eux continuent inlassablement de défendre.

Week-end fêtant les 40 ans des Arts Florissants autour du concert Odyssée baroque: oeuvres de Haendel, Purcell, M.A. Charpentier, Lully, d'Ambruis, Rameau, avec les solistes Sandrine Piau, Lea Desandre, Christophe Dumaux, Marcel Beekman, Marc Mauillon, Lisandro Abadie, sous les directions de William Christie et Paul Agnew. En divers lieux de la Philharmonie de Paris les 20, 21 et 22 décembre.

L'exposition Fêtes et costumes (costumes de différents opéras montés par les Arts Florissants) se tient au musée de la Musique jusqu'au 10 mai 2020.