Haendel for ever! Dans la vague baroque qui nous envahit depuis quarante ans, il se pourrait bien que le triomphateur (Bach excepté) soit au final le Saxon d'Angleterre, Georg Friedrich Haendel, dont l'oeuvre inépuisable ne cesse d'être explorée. Un très joli concert réunissait deux belles voix françaises autour de cantates italiennes.
Haendel à Rome
C'étaient Sabine Devieilhe et Marianne Crebassa qui étaient prévues. Cette dernière a dû renoncer. Lea Desandre, la jeune révélation des Victoires de la Musique de l'an dernier, a pris sa place. L'occasion de la mieux connaître!
On regrette un peu que le programme de la soirée raconte par le menu la carrière des artistes (y compris de celle... que nous n'entendrons pas) et soit un peu chiche sur ces cantates italiennes, encore plus sur les trois de la soirée dont on ne saura pas grand-chose. Il faut aller ailleurs chercher des renseignements sur le bref séjour de Haendel en Italie (les années 1707-1710, entre ses 22 et ses 25 ans) où, de Rome à Venise, il se fait connaître, compose ses premiers opéras avec succès et se consacre, en particulier pour le marquis romain Ruspoli dont il devient une sorte de maître de musique, mais aussi pour quelques cardinaux, à des scènes pour voix de femme sur tous les sujets, bibliques ou allégoriques, qui étaient représentées, vus les effectifs (quelques instruments accompagnants), dans un cadre intime, voire privé.
Armide abandonnée par Renaud
Haendel, avec toute la prolixité dont il était capable, écrira une soixantaine de "cantates italiennes". Le programme de ce soir, concocté sans doute par Emmanuelle Haïm qui dirige son petit ensemble du "Concert d'Astrée", est composé le plus classiquement possible: une cantate pour l'une, une cantate pour l'autre, une cantate pour les deux.
Dans les cercles cultivés on connaissait par coeur à l'époque les histoires amoureuses plus ou moins dramatiques comme celle d' Armide, qui fut un peu plus tôt un fameux opéra de Lully. "Armide abandonnée" conte les amours malheureuses de la magicienne Armide pour le chevalier Renaud, qui, malgré les charmes et les sortilèges dont elle l'entoure, ne réussit pas à le maintenir près d'elle. C'est tiré de la "Jérusalem délivrée", poème épique en italien du Tasse.
Devieilhe, belle voix, guère de braise
Armide, évidemment, s'exprime dans une langue qui n'échappe pas aux exquises conventions du genre: "Hélas, cruel (l'homme est toujours cruel), ainsi, tu pars, et me laisse en proie aux tourments. Comment peux-tu dérober à ce coeur l'éclat de tes yeux, quand pour toi je suis de braise?" C'est un peu le premier reproche que l'on fait à Sabine Devieilhe, dont la voix est toujours aussi belle. Elle n'est guère de braise, et plus triste (certes d'une très noble tristesse) que furieuse. Cette Armide-là met en scène sa douleur avec un peu trop d'élégance.
"Pour toi, je me consume, perfide, pour toi, je languis, ingrat". Peu à peu Devieilhe commence à s'investir; plus elle avance dans la douleur plus elle en prend conscience, jusqu'à montrer enfin une juste colère dans le premier récitatif "Lacérez un monstre plus monstrueux que vous. Ondes, vents, qu'attendez-vous pour l'engloutir?" Il faudrait peut-être le tempérament d'une Bartoli pour rendre la puissance de ces imprécations plutôt que la voix pure (et sans tache) de la Devieilhe, malgré le courageux effort des musiciens pour déchaîner les tempêtes. Heureusement le coeur palpite encore: "Ne l'engloutissez pas (elle ne sait plus ce qu'elle veut) Il m'a trahie, c'est vrai, mais je l'adore" et cela convient à la chanteuse. Dans la Sicilienne conclusive enfin, déploration recueillie sur un rythme grave, Armide revient à la raison et la voix d'or de Devieilhe se déploie: "Dieu d'amour, si tu es secourable, fais que je n'aime plus cet infidèle". La raison va l'emporter.
Lucrèce: l'intensité de Desandre
Le temps d'une jolie sonate en trio construite sur un thème très Grand Siècle où les cordes (deux violons, violoncelle, contrebasse) s'entrelacent sur l'assise du luth (l'excellent Thomas Dunford) et du joli clavecin rose et vert (Haïm elle-même), voici une autre héroïne tragique, "La Lucrezia".
Lea Desandre, encore un peu fragile au début, n'a pas (pas encore?) la qualité vocale de Devieilhe et sa ligne vocale est encore perfectible. Mais d'emblée le sentiment est là. La jeune chanteuse se permet même des notes graves presque criées ( à la manière de Callas), arrachant à sa voix la douleur tragique de Lucrèce, dont on sait qu'elle subit les assauts coupables de Tarquin le Superbe, roi de Rome et que, s'enfonçant de honte et de désespoir un poignard homicide dans la poitrine (ce qui permit à maints peintres la représentant de dénuder abondamment ses seins de chaste victime), elle précipita ainsi la chute de la royauté et l'avènement de la république romaine.
Belle écriture et vocalises
Loin évidemment de ces considérations politiques, Lucrèce appelle à la vengeance pour des raisons sans doutes plus brûlantes qu'Armide ("Réduisez en cendres par le feu et le tonnerre Tarquin le coupable et Rome. Que de sa tête hautaine tombe le laurier chancelant" Cette aria est pleine de noblesse, très retenue dans la douleur par Desandre qui a trouvé son timbre et projette avec justesse. On reconnait aussi le talent du jeune Haendel à ce qu'au détour d'une phrase, au lieu de conclure, il relance par une note aiguë (que Desandre fait très bien) qui retombe ensuite à la mesure, comme si Lucrèce, au fond de la douleur et de la honte, trouvait encore un dernier soupir à exhaler devant nous.
Desandre s'engage de plus en plus, est de plus en plus à l'aise dans des séries de vocalises, avant une fin vertigineuse, festival d'aigus et de graves profonds redoutables pour la voix où Lucrèce, égarée, capitule devant la vie: "Oui, que les cieux châtient mon âme désespérée mais que le fer que j'empoigne hardiment assène un coup à mon corps déloyal" Et Desandre, toute à cette agonie, triomphe auprès du public.
Les amours d'Aminte et de sa Phillis
La deuxième partie sera charmante, un peu longue peut-être. Les deux cantates duraient chacune un bon quart d'heure, celle d' "Aminta e Fillide" fait ses trente-cinq minutes. Pour nous conter comment Aminte, petit-fils du dieu Pan, finira par forcer les sentiments de la nymphe ("Nymphe de mon coeur") Phillis, histoire encore tirée du Tasse (mais dans l' "Aminte" de l'auteur italien, c'est la belle Sylvie qui finira dans les bras d'Aminte: vous suivez?), Haendel piétine un peu. Non pas du point de vue musical: la variété des accents, l'inspiration constamment renouvelée, le mélange des sentiments, la tessiture tendue d'Aminte (notes hautes à profusion et graves dont Devieilhe se tire très bien), la beauté des aigus, de vocalises à la Mozart de Desandre, tout cela est très bien fait et très agréable à entendre. On note un bel air de supplique, une sorte de suite de caresses vocales répétées par les violons quand Aminte est au fond de la tristesse et l'humeur mutine constante de Desandre en Phillis, qui se moque en permanence des sentiments du pauvre Aminte, avant d'y céder, sans davantage de raisons que quand elle n'y cédait pas.
Chaque chanteuse répond à l'autre
Or, si Desandre renouvelle très joliment les sentiments de Phillis qui n'évoluent pas beaucoup (elle n'a pas envie d'aimer Phillis, jusqu'au moment où elle a envie de l'aimer!), Devieilhe est un peu sur le même ton dans les sentiments soupirants d'Aminte ("Tu ne veux entendre mon douloureux tourment / prête l'oreille à mes plaintes/ par pitié réponds, belle et cruelle Nymphe") Mais surtout l'absence de sous-titres prive une partie du public (et c'est la même chose avec Armide et Lucrèce) de la compréhension de ce qui se passe.
Autre souci, et qui tient au choix de la cantate: on attend évidemment la confrontation des deux chanteuses. Mais chacune répond à l'autre, qui, quand elle ne chante pas, va s'asseoir bien sagement (on aurait pu trouver plus dynamique) et il faut attendre les derniers couplets (délicieux et virtuoses) où, d'ailleurs, la voix de Devieilhe couvre un peu celle de Desandre, pour se régaler de leurs timbres entrelacés, dans un italien qu'elles ont infiniment de plaisir à faire sonner (et Desandre, qui est à moitié italienne, y est évidemment plus idiomatique)
Un duo d' "Ariodante", un autre du "Couronnement de Poppée" de Monteverdi, achèvent de ravir le public de cette jolie soirée, qui aurait pu être encore plus inoubliable.
Cantates italiennes de Haendel: "Armida abbandonata "Dietro l'orme fugaci" / "Lucrezia "Oh Numi eterni" / "Aminta e Fillide "Arresta il passo". Sonate en trio opus 2 n° 1. Sabine Devieilhe, soprano, Lea Desandre, mezzo. Solistes du "Concert d'Astrée", direction et clavecin Emmanuelle Haïm. Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 7 avril.