James Gray orchestre des "Noces de Figaro" de Mozart pleines de verve au Théâtre des Champs-Elysées

Chérubin et la Comtesse, très proches (E. Pancrazi et V. Santoni) C) Vincent Pontet

Atmosphère des grands soirs au Théâtre des Champs-Elysées pour la première d'une des plus belles oeuvres de Mozart et pour les débuts à l'opéra du réalisateur américain James Gray, l'auteur de Little Odessa ou des Immigrants. Baptême réussi pour Gray, qui ne va pas cependant là où on l'attend.

Un cinéaste des rapports familiaux

Si l'on est cinéphile (et l'amateur d'opéra ne l'est pas forcément), on connait l'atmosphère assez noire de James Gray, dans des films avec Joaquin Phoenix ou Marion Cotillard qui traitent souvent des liens familiaux, fraternels, dans l'Amérique des communautés (italiennes ou juives) - jusqu'au dernier, Ad Astra, où le sujet de l'aventure spatiale réussit à devenir une très belle parabole sur la transmission. Quel rapport avec Mozart? On se le demandait avec curiosité.

Le Comte (Stéphane Degout) face à sa femme (Vannina Santoni) C) Vincent Pontet

Un opéra sur les classes sociales

De ce point de vue on aura été déçu, d'où, au milieu d'un torrent d'applaudissements (qui concernait aussi la troupe musicale), quelques huées, vite couvertes. Gray pouvait croiser dans ces Noces de Figaro quelques-unes de ses obsessions (puisqu'après tout Figaro y retrouve ses vrais parents, Marceline et Bartolo). Mais point du tout -car cette histoire-là est annexe! Alors que fait-il? A l'américaine (les Américains sont beaucoup plus traditionalistes que nous en matière d'opéra), il nous propose une lecture remarquablement lisible, émouvante et, au final, très signifiante (par les voies traditionnelles!) d'un chef-d'oeuvre créé trois ans avant la Révolution française, en nous montrant avec une particulière acuité comment Mozart et da Ponte, son librettiste, anticipe la recomposition des classes sociales et la chute programmée de l'aristocratie (même si dans l'empire des Habsbourg comme dans maints pays européens il faudra attendre encore un peu). Gray vient, de plus, ne l'oublions pas, d'un pays où il n'y a aucun noble et où les classes sociales n'avaient pas droit de cité dans l'esprit utopiste des pères Fondateurs. On sait cependant, par la force de l'argent, ce qu'il en advint...

Jeux de cartes: Suzanne (Anna Aglatova), Figaro (Robert Gleadow), la Comtesse (Vannina Santoni) C) Vincent Pontet

Des chanteurs à qui il est demandé d'être acteurs

A qui sait lire, le travail qu'il fait porte d'abord sur une attention scrupuleuse aux détails, aux attitudes, à la raideur de l'un, à la mélancolie inouïe de l'autre (on parle ici bien sûr du Comte et de la Comtesse) -c'est par cela qu'il a commencé son travail, nous a-t-on dit, par la mise en place du jeu, chanteurs à qui il fut d'abord demandé d'être acteurs, caractères creusés jusqu'à l'os, de sorte qu'il n'y a aucun petit rôle dans cette "Folle journée" (le sous-titre donné par Beaumarchais, l'auteur de la pièce), et l'on en jugera par l'incroyable personnage (annexe ailleurs) de Basilio, petit ludion noir et méchant, Tartuffe plein de gourmandise, incarné avec une jubilation merveilleuse, et la voix qui va avec, par Mathias Vidal, un de nos plus brillants ténors.

Un Comte Almaviva blafard (Stéphane Degout) C) Vincent Pontet

Une comtesse qui rappelle Marie-Antoinette

Gray nous détaille ainsi, dans ce jeu de sentiments amoureux, sincères  ou maladroits, profonds ou simulés, que sont les Noces (et a t-on jamais écrit autant d'airs admirables dans un opéra pour tant de voix de femmes différentes?), trois groupes -et celui des trois qui triomphera. Les humbles, Figaro et sa fiancée Suzanne: énergie folle, amour sincère, un couple qui est la vie même. La noblesse: ce comte qui s'ennuie, multiplie les intrigues, dont la morgue (que Stéphane Degout rend à merveille) l'éloigne de tous et de tout (jusqu'au dégoût qu'il met dans le contact physique avec les inférieurs). Son unique obsession (comme un Louis XVI): la chasse (mais pas que le gibier). La comtesse, à la terrible tristesse, recherchant dans ce comte qu'elle aime encore les flammes anciennes, incertaine aussi de ce coeur qui bat en elle et qui ne demande, devant l'ardeur de Chérubin, qu'à s'accélérer de nouveau. Vannina Santoni l'incarne avec une grâce extrême, blondeur et teint de morte-vivante à la Marie-Antoinette, qui nous fait nous demander soudain ce qu'il adviendrait d'eux s'ils étaient en France et non à Séville. Car on ignore trop souvent qu'il y eut un troisième épisode écrit par Beaumarchais en 1792, La mère coupable (Darius Milhaud en fit un opéra), où l'on retrouve les Almaviva à Paris un an avant la Terreur et où l'on apprend qu'il y a eu des morts dans le cénacle...

Bartolo et Marceline (Carlo Lepore et Jennifer Larmore) C) Vincent Pontet

Le beau travail de Christian Lacroix sur les costumes

Les triomphateurs seront donc les bourgeois, incarnés ici par Marceline (habillée déjà dans les couleurs sombres du XIXe siècle), Basilio et Bartolo, ceux qui feront la Révolution au détriment du peuple, car les sentiments, chez eux, même parfois sincères, sont toujours liés à l'argent -et foin des rêves et de l'utopie du bonheur!  Aux costumes Christian Lacroix s'est régalé, caractérisant ces trois groupes avec art, faisant des tenues de la Comtesse les reflets de ses sentiments, osant de superbes frottements de couleurs sur Suzanne (robe verte et chaussures fuchsia) ou sur Figaro (pantalon fraise et bas melon), un Figaro (dont le métier est coiffeur!) affublé d'une incroyable coiffure nattée... de fleurs! Décors faits pour contenter le public, à chacun des quatre actes le sien (depuis quand n'avait-on pas vu ça?), un peu trop "XVIIIe siècle vu par les Américains" au début, mais ce grand escalier du III avec ce fondu rose qui cercle le mur est très réussi, et bien étrange le jardin qui ressemble à un cauchemar des romans gothiques (c'était l'époque) avec une lune éclairant des branches mortes qui ont l'allure d'un squelette d'oiseau.

Les amoureux, Suzanne et Figaro (Anna Aglatova, Robert Gleadow) C) Vincent Pontet

Une comtesse mélancolique, une Suzanne à découvrir

On a dit la très belle caractérisation de Stéphane Degout, dont la voix sombre et sonore signe la méprisante raideur du comte. Vannina Santoni est une comtesse fort émouvante, épouvantée quand son mari veut chercher Chérubin dans sa penderie (la scène, sous l'oeil de Suzanne, est admirablement menée dans l'énergie visuelle et sonore) et retrouvant peu à peu sa dignité. Son Porgi amor, qui est aussi sa première intervention, n'est pas tout à fait là (mais il est fort difficile pour les sopranos, écrit comme il l'est dans le registre médian). En revanche son autre tube, le Dove sono reçoit de justes acclamations...

Remarquable de présence, de puissance, de plaisir à jouer, le Figaro de Robert Gleadow. Et une découverte en Suzanne, la Russe Anna Aglatova (c'est Sabine Devieilhe qui devait jouer le rôle): pour ses débuts à Paris, cette pensionnaire du Bolchoï (où elle a chanté Micaëla, Rosine, Musette ou Liu) impose sa voix joliment corsée, égale sur toute la tessiture, et son tempérament -Suzanne n'est pas une bonne fille, elle a un caractère volcanique, dans la scène où Marceline va lui piquer son Figaro la jeune Russe a des allures et une véhémence qui rappellent... une Cecilia Bartoli!

Il retrouve ses parents (Figaro, Marceline, Bartolo, le Notaire, le Comte) C) Vincent Pontet

L'énergie de Jérémy Rohrer

On est plus réservé sur Eléonore Pancrazi qui ne "tient" pas encore son Chérubin (un Voi che sapete qui manque de relief): il est vrai que James Gray lui-même ne sait pas trop quoi faire du personnage. Jennifer Larmore, qui a chanté 600 fois la Rosine du Barbier de Séville, n'a plus sa voix d'antan mais tout l'abattage de Marceline. Jolie intervention de Florie Valiquette, Barberine qui chante son ravissant L'ho perduta (une épingle!) comme s'il s'agissait de... sa virginité (et l'on soupçonne fort Da Ponte et Mozart d'avoir joué sur le double sens)

On est un peu rebuté par une ouverture sèche et brutale que portent Jérémy Rohrer et son Cercle de l'Harmonie. Cela va mieux ensuite, grâce à l'énergie qu'y met Rohrer, sa façon d'avancer (qui est sa marque de fabrique) et la très bonne idée de réserver la violence et l'âpreté aux récitatifs (la franchise des attaques!) en mettant élégance et poésie dans les airs, grâce en particulier à de très beaux vents.

Et tout le monde au jardin! Le Comte demande pardon à la Comtesse C) Vincent Pontet

La scène du pied

Un dernier détail pour mieux situer le travail de James Gray: dans la scène de la présentation des mariés, le comte et la comtesse sont sur leur fauteuil, nous tournant le dos. Le comte veut désespérément récupérer le billet de Suzanne qui est tombé par terre, le cherchant du bout de la chaussure. Grâce à une précision implacable dans la durée de la scène, on finit par ne plus voir que cela, ce pied qui, au milieu du brouhaha joyeux des paysans, de l'arrivée des couples (Suzanne et Figaro, Marceline et Bartolo), devient un personnage à part entière. C'est ce talent-là qui fait le prix du regard porté sur l'opéra par de grands cinéastes.

Les noces de Figaro de Mozart, mise en scène de James Gray, direction musicale de Jérémie Rohrer, Théâtre des Champs-Elysées, Paris, les 29 novembre, 3, 5 et 7 décembre à 19 heures 30, le 1er décembre à 17 heures.