C'est, jusque 9 janvier, le spectacle de fêtes du Théâtre des Champs-Elysées: La vie parisienne de Jacques Offenbach mise en scène par Christian Lacroix avec, dans les innombrables rôles, l'excellence du chant français et un jeune chef à la baguette, Romain Dumas. Bouffon, joyeux, endiablé, un peu long peut-être et parfois trop riche (un excès de beurre et de crème) mais un spectacle qui fait du bien par ces temps si moroses...
Paris, reine du monde!
Et l'on espère que la double distribution -nécessaire, car cette Vie parisienne, coproduite par la Fondation Bru Zane et divers opéras de province, se joue tous les jours (à l'exception des 24 et 25 décembre et du 1er janvier) et demande aux chanteurs-acteurs une énergie folle- permettra d'éviter un de ces annulations qui commencent à poindre dans le monde du spectacle vivant. Pour ne pas rajouter un Paris mort à ce Paris si reine du monde que décrivent Offenbach et ses librettistes: un Paris du Second Empire (1866) où affluent, comme on le chante dans un choeur célèbre dès le premier acte, Italiens, Brésiliens, Hollandais, Japonais, Espagnols, Romagnols, Egyptiens et Prussiens et bien d'autres, Anglais ou Russes. Pour de plus ou moins avouables raisons, favorisées par le développement incroyable du chemin de fer, le désir de voir une ville neuve (celle d'Haussmann), pour les femmes l'attrait de dépenser l'argent des maris dans les fameux (et récents) Grands Magasins, pour les hommes... eh! bien, il suffit de se souvenir, au plus haut niveau, du futur Edouard VII fréquentant les lieux les plus encanaillés ou du défilé des grands-ducs russes pour qui la vodka coulait à flot.
S'en fourrer jusque là...
C'est ainsi que débarquent le baron et la baronne de Gondremarck, Danois, de ce petit pays aux moeurs si austères, et qui sont récupérés par Raoul de Gondrefeu, jeune noble noceur qui veut leur servir de guide durant leur séjour parisien. En les logeant d'abord chez lui, leur faisant croire qu'ils sont au Grand Hôtel (ici, c'est un des petits hôtels... du Grand Hôtel), établissement prestigieux du quartier de l'Opéra qui existe toujours dans son jus Napoléon III. Raoul a des vues sur la baronne, le baron, lui, veut s'en fourrer jusque là, auprès, en particulier, d'une certaine Métella, courtisane qui a été la maîtresse de Gondrefeu comme de son ami Bobinet, le neveu de la marquise de Quimper-Karadec.
Une ambiance endiablée
On n'ira pas plus loin dans le récit d'une intrigue qui empile évidemment les quiproquos, les rencontres qui ne devraient pas se faire (Feydeau n'était pourtant qu'un petit garçon), les fausses identités, les retournements, tout cela à un rythme effréné, grâce à nos amis Meilhac et Halévy qui signent un de leurs meilleurs livrets et aussi bien sûr au génial Offenbach qui multiplie les tubes: le choeur déjà cité, l'air de Gondremarck, celui du Brésilien ( Je suis Brésilien, j'ai de l'or), celui du bottier et de la gantière, le Je suis veuve d'un colonel, le duo du Pays bleu, merveille de poésie chantée par Pauline et le baron, le final de l'acte III, Feu partout/ Lâchez tout, aussi endiablé que le final tout court, Oui, voilà, la vie parisienne... Un Offenbach variant, comme il sait le faire (et on ne l'en crédite pas si souvent) les climats, les ambiances, capable de nous "cueillir" par un petit assaisonnement de mélancolie au milieu de toute cette trépidance... trépidance qui est au coeur même de La vie parisienne car, selon le principe que l'on attribue à Feydeau, si les personnages s'arrêtent un instant, ils tombent...
Chacun joue un rôle dans un monde de plaisirs
Cela masque en fait aussi combien Offenbach, reconnu comme un maître dans la description des moeurs de son temps (même de manière allégorique comme dans La belle Hélène ou Orphée aux Enfers), est loin de n'être que cela dans La vie parisienne ou, plus exactement, est capable d'aller fort loin dans la mise au clair des hypocrisies à tous les niveaux dont est faite la vie quotidienne de cette société-là. Un peu de gravité donc: pour constater que tous les personnages de La vie parisienne jouent un rôle. Personne n'est ce qu'il est, les uns descendant, les autres montant dans l'échelle sociale, une femme de chambre devenant baronne, une gantière colonelle, un nobliau guide touristique, un baron danois pilier de cabaret, un domestique diplomate de haut rang. Et ces changements d'identité, dans des lieux qui sont transformés en autre chose (là aussi dans les deux sens, une garçonnière devient hôtel de luxe, un hôtel particulier table d'hôte accueillant une orgie), vont jusqu'au bout, quand, reprenant le travestissement des Noces de Figaro mozartiennes, la baronne dévoile la tromperie du baron, dans cet autre restaurant parallèle où, comme le chante Métella à qui revient la morale de l'histoire, Quand la nuit vient d'étendre ses voiles / Brillent les étoiles / Du monde galant. Et plus loin (on ne résiste pas au plaisir de donner toute la tirade) A minuit sonnant commence la fête / Maint coupé s'arrête / On en voit sortir / De jolis messieurs et de jeunes femmes / Qui viennent, mesdames / Pour se divertir! / La fleur du panier, des brunes, des blondes, / Et, bien entendu, des rousses aussi / Les jolis messieurs sont de tous les mondes / C'est un peu mêlé, ce qu'on trouve ici.
Qualité d'écriture, esprit de troupe
Toute la tirade, car c'est magnifiquement écrit par Meilhac et Halévy, en vers d'opéra qui sont souvent de fort beaux vers, montrant en tout cas une qualité d'écriture qu'ils ont rarement atteint, et là bien sûr on parle du texte, parmi tous ces textes du XIXe siècle qui n'ont pas toujours bien vieilli à nos oreilles.
La version proposé au Théâtre des Champs-Elysées à l'instigation de la Fondation Bru Zane a l'intérêt considérable d'être absolument complète, conforme aux souhaits d'Offenbach. On regrettera cependant (mais on ne sait si c'est le texte original ou s'il a été adapté, et par qui) que les interventions parlées soient, justement, souvent trop longues, ralentissant le rythme, à moins que Christian Lacroix, qui signe sa première mise en scène, ne se soit guère consacré à la direction d'acteurs de chanteurs dont certains sont excellents dans le jeu (Gondrefeu et le baron, épatants), d'autres assez drôles mais qui en font un peu des tonnes (Ingrid Perruche en madame de Quimper-Karadec)
La première mise en scène de Christian Lacroix
Un Christian Lacroix qui s'en tire plutôt bien, s'amusant comme un petit fou à imaginer des costumes à la fois vraisemblables et délirants (les queues de... renard, astrakan (?) ornant la redingote du baron comme s'il venait du Grand Nord alors qu'il ne vient... que de Copenhague) mais qui, dans un décor surchargé (souvent à bon escient), réussit à organiser les ensembles, à dynamiser les scènes de chorégraphie (signée Glysleïn Lefever, remarquable quand elles concernent toute la troupe), à retrouver l'atmosphère de l'époque telle que nous l'imaginons aujourd'hui! Mais il n'était pas utile de doubler plusieurs airs de mimiques des danseurs et d'un jeu de gestes qui détournent l'attention, n'apportent rien, sont même parfois assez mal venus...
De la distribution que nous avons eue ce soir-là, on mettra en avant le magnifique baron de Franck Le Guérinel et l'excellent Gardefeu de Rodolphe Briand. Les autres, très bien, le Bobinet de Marc Mauillon, le Brésilien d'Eric Huchet (aussi dans deux autres rôles, dont celui du Bottier) comme l'Urbain de Laurent Kubla ou le Prosper de Carl Ghazarossian -superbe Trio militaire comme Offenbach en avait déjà écrit dans La belle Hélène ou La grande-duchesse de Gerolstein. Du côté des femmes, très jolie Gabrielle de Jodie Devos, belle Métella d'Aude Extrémo, la Pauline d'Elena Galitskaïa, la baronne de Sandrine Buendia: peut-être la projection pourrait-elle être meilleure mais l'abattage des personnages est fort louable.
Un jeune chef qui dynamise les ensembles
Romain Dumas, jeune chef qui accède à la cour des grands, dirige Les Musiciens du Louvre et le choeur de Namur avec une énergie qui fait plaisir à voir. Mais pas que: capable de ralentir dans les moments plus poétiques, de donner un climat aux intermèdes qui séparent les actes, il réussit quelque chose qui fait vraiment la difficulté de cette musique, les incessants changements de rythme, y compris dans les morceaux rapides, et il faut une vraie attention pour remettre dans le droit chemin le chanteur, le musicien, le pupitre, qui se serait égaré. Dumas garde cette attention-là durant près de trois heures, les inévitables petits décalages ne durent jamais longtemps, et il tire par ailleurs de l'orchestre de très jolis moments, rendant aussi à Offenbach cette dimension poétique qu'on trouve si souvent chez lui, mais caché derrière sa réputation d'amuseur.
Oui, un spectacle qui fait du bien.
La vie parisienne de Jacques Offenbach, mise en scène de Christian Lacroix, direction musicale de Romain Dumas. Théâtre des Champs-Elysées, Paris, jusqu'au 9 janvier. A 19 heures 30, 17 heures le dimanche. Relâche les 24 et 25 décembre et le 1er janvier.
L'autre distribution réunit Florie Valiquette (Gabrielle), Eléonore Pancrazi (Métella), Marion Grange (la Baronne), Flannan Obé (Gardefeu), Laurent Deleuil (Bobinet), Marc Labonnette (Le Baron) ou Damien Bigourdan (le Brésilien)