Aux Invalides, l'émouvant concert Boccherini d'Ophélie Gaillard en hommage à Notre-Dame blessée

Notre-Dame blessée C) Edouard Richard / Hans Lucas

La programmation musicale des Invalides s'intéresse ces temps-ci à l'Espagne, en liaison avec l'exposition "Picasso et la guerre". Ophélie Gaillard en était l'invitée l'autre jour, dans un programme Boccherini autour du "Stabat Mater" qui prenait une résonance d'autant plus forte quarante-huit heures après l'incendie de Notre-Dame de Paris.

Le réveil culturel des Invalides

Un coup de chapeau liminaire au réveil culturel, depuis quelques années, de ce lieu plus connu des militaires jusque là, le domaine des Invalides: expositions en liaison souvent avec l'histoire, celle d'aujourd'hui y ajoutant une dimension artistique passionnante puisqu'il s'agit de "Picasso et la guerre", et ce n'est pas seulement Guernica dont il est question. La programmation musicale très fournie se penche donc sur l'Espagne, tant Picasso, qui vécut en France la plus grande partie de sa vie, y est resté profondément espagnol. Ophélie Gaillard et son ensemble baroque Pulcinella y proposaient  l'autre jour un programme Boccherini, italien certes (de Lucques, près de Pise) mais très tôt parti s'installer à Madrid, suivant en cela, mais plus jeune (il avait 25 ans), la destinée d'un Domenico Scarlatti. Cette vie d'itinérance, chez les Italiens, était assez coutumière tant ils étaient demandés partout en Europe, et d'abord à l'intérieur de leur pays pas encore unifié, un Napolitain allant travailler à Venise ou un Lombard à Rome au gré des réputations...

Une cathédrale debout, Saint-Louis des Invalides C) René Mattes / Hemis

Un Italien espagnol

Luigi Boccherini est le dernier de la lignée baroque et classique, puisque mort au début du XIXe siècle, en 1805, paisiblement, dans sa résidence madrilène, à l'âge honnête pour son temps de 62 ans. Sa réputation demeure aujourd'hui surtout chez les violoncellistes, qu'il fut lui-même en virtuose; pour le reste il nous laisse un nombre incroyable de trios, quatuors et quintettes, souvent mâtinés d'hispanisme par leur utilisation en particulier de la guitare. Comme dans le fameux "Nocturne dans les rues de Madrid" écrit pour deux violons, alto et deux violoncelles mais la guitare peut remplacer l'un des deux. Il était prévu que Pulcinella le joue, d'autant qu'il y avait un guitariste mais, pour des raisons que nous ne connaîtrons pas, le quintette en question a sauté. Du coup le concert a semblé bien court, alors que les douze minutes du "Nocturne" ne l'auraient pas exagérément rallongé.

Le beau violoncelle d'Ophélie Gaillard

Boccherini le violoncelliste a composé douze concertos pour son instrument. Ce sont des oeuvres d'un jeune homme, avant la période madrilène, quand il faisait encore le soliste, en particulier à Vienne. Musique de style galant, mais avec déjà des effets très intéressants, surtout sensible dans le mouvement lent. Donc l'ensemble est réduit à fort peu, trois violons, une contrebasse, une guitare, Ophélie Gaillard, sur son magnifique Goffriller (le grand luthier vénitien, comme son nom ne l'indique pas, mais il venait de l'enclave germanique de Brixen ou Bressanone), jouant dans l'introduction la partie de basse continue.

Puis elle devient soliste et, dans ce grand vaisseau, l'attention est portée à son comble. On pense forcément à Haydn (le concerto en ut de celui-ci avait déjà une paire d'années), on admire en même temps qu'on le savoure cet instrument qui a magnifiquement vécu, on goûte cet accompagnement à la quinte des violons et parfois même c'est le violoncelle soliste qui vient les soutenir...

Ophélie Gaillard C) Fred Dufour / AFP

Mouvement lent en trio

Le mouvement lent est magnifique. Il se réduit à un dialogue deux violons-violoncelle, dans une sorte de "trio espagnol" où Vivaldi passerait le bout de sa perruque: c'est une élégie proche de l'imploration, colorée d'accents à la guitare, avant que s'installe un rythme de danse que je serais en peine de définir: à l'espagnole, à la toscane? Le vif allegro final est évidemment plus convenu mais agréable et Ophélie Gaillard y confirme son rôle de virtuose au son plein, à la musicalité profonde, et de leader d'un groupe qui l'écoute et qu'elle écoute dans un parfait échange.

Un "Stabat Mater" après Pergolèse

Le "Stabat Mater" est plus tardif, de l'époque espagnole, 1781, et révisé encore quelques années avant la mort de Boccherini. Au programme de longue date, il arrive de manière très émouvante quarante-huit heures après l'incendie de Notre-Dame de Paris. Ophélie Gaillard nous confie s'être approchée la veille de la cathédrale meurtrie, sachant qu'elle allait jouer dans cette autre cathédrale debout qu'est Saint-Louis des Invalides, autre cathédrale puisqu'elle abrite l'évêque aux Armées.

Boccherini pensait au "Stabat Mater" de Pergolèse et s'il n'y avait celui-ci on l'admirerait encore plus. Mais malgré la variété des morceaux de cette longue prière à la Vierge il n'y a pas, et pour cause, le sentiment d'urgence de Pergolèse dont le "Stabat Mater", achevée quelques jours avant sa propre mort, résonne comme un "Requiem" adressé à lui-même. Boccherini n'a la mort en tête que telle une éventualité...

La voix radieuse de Camarinha

Il n'empêche: il y a de beaux effets, une palette de couleurs, dans cette formation encore plus réduite que celle de Pergolèse, quelques cordes et cette fois une seule soliste qui doit déployer une tessiture très large, aigus royaux des sopranos et graves profonds. Cette tessiture, Raquel Camarinha la possède. Et on est toujours conquis par la ligne de chant très pure (le beau crescendo dans le "Virgo Virginum"), la jolie projection, le timbre radieux, "de ciel", de la jeune chanteuse (dans l' "Eja Mater" ou le "Quando corpus morietur"; ou dans cette fin étrange, un "Amen" très doux et sobre qui prend à contre-pied celui, extraverti, de Pergolèse) On aime, dans l' "Eja Mater" aussi, la virtuosité des vocalises, comme dans le "Virgo Virginum" qui sera applaudi tel un "air de concert" religieux.

Notre-Dame, le tympan de la Vierge C) Manuel Cohen

L'hommage à la cathédrale meurtrie

Le plus beau moment étant ce "Fac ut portem  Christi mortem" où la descente de la croix est traduite par une descente des cordes par paliers successifs (avec notes tremblées) avant un changement de ton véhément où Camarinha est superbe. Et Ophélie Gaillard, cette fois membre de l'ensemble, est toujours une remarquable maître d'oeuvre avec des musiciens réactifs et d'une belle présence.

Bien sûr (voir ma chronique du 20 février) Camarinha ne transcende jamais l'émotion que Boccherini ne trouve pas toujours lui-même. Certains passages avec vocalises sonnent profane comme le "Pro peccatis", morceau pas très recueilli où la froideur l'emporte. Mais évidemment, la pensée de la Vierge douloureuse ("Stabat Mater dolorosa") et qui se tient debout, moralement meurtrie, rencontrait ce soir-là la pensée de la grande soeur douloureuse et blessée, la cathédrale Notre-Dame à peine sauvée du désastre. Et ce "Stabat Mater" résonnait d'abord pour elle.

Concert de l'ensemble Pulcinella, direction et violoncelle Ophélie Gaillard, avec Raquel Camarinha, soprano: Boccherini (Concerto pour violoncelle en sol; Stabat Mater) Cathédrale Saint-Louis des Invalides, Paris, le 17 avril.

En liaison avec l'exposition "Picasso et la guerre" divers concerts auront lieu aux Invalides en mai (16, 23, 28) et juin (3, 13 et 17)