C'est un enregistrement globalement très beau d'un des opéras les plus mal-aimés de l'histoire de l'opéra: "Les Troyens" de Berlioz. Avec dans les rôles principaux quelques vedettes internationales telles Joyce Di Donato et Marie-Nicole Lemieux. Et aussi beaucoup de bons chanteurs français, de Marianne Crebassa à Stanislas de Barbeyrac.
Un opéra mal-aimé
Oui, "Les Troyens" mal aimés, "Les Troyens" malchanceux, que le malheureux Berlioz n'aura jamais entendu en entier, de son vivant et, à l'écoute du coffret qui paraît ces temps-ci (chez Erato), on se demande bien les raisons de cette malédiction. La longueur (presque quatre heures)? Wagner a fait souvent plus. Le "Don Carlos" de Verdi, entendu cet automne, est de la même durée. La difficulté vocale peut-être? N'importe quel chanteur/ chanteuse vous le dira: Berlioz est inconfortable pour les voix, se fichant un peu des tessitures (cela arrivait à son époque, où l'on écrivait pour tel ou telle interprète), et, il est vrai, cela s'entend. Surtout dans un des rôles-phares, celui de Cassandre, aussi redoutable pour la puissance qu'il faut y mettre que pour les écarts, ce qu'on appelle l'ambitus, où la ligne grave de la mezzo voit soudain arriver une note aiguë à l'octave, et marquée "forte" de surcroît.
Mais les grandes voix, qui de toute façon ne vont pas chanter Cassandre tous les jours, ont les ressources pour faire face.
L'histoire d'Enée, de Troie à Carthage puis Rome
Une autre raison qui explique peut-être (à peine tout de même, depuis cent cinquante ans que cela dure) ce dédain d'une oeuvre assez magnifique en beaucoup d'endroits, est le livret lui-même. De Berlioz. Non pas qu'il soit mal construit mais il juxtapose, sous le titre "Les Troyens", deux histoires qui se suivent et chacune avec, à une ou deux exceptions près, ses propres héros. Comme si deux opéras cohabitaient, l'un d'ailleurs intitulé "La prise de Troie" et le second "Les Troyens à Carthage". Il s'agit en fait de la vie d'Enée, et ce titre-là eût peut-être été plus juste.
Car ce n'est pas dans Homère que Berlioz a été chercher son sujet, mais dans l' "Enéide" de Virgile, texte dont tous connaissent le nom mais que peu ont lu. Enée, seul héros troyen à avoir survécu et qui, après avoir fait escale à Carthage et épousé la reine Didon, l'abandonne, hanté par les voix des héros troyens morts (Hector, Priam, Chorèbe), pour s'en aller fonder Albe en Italie, d'où sortira la Rome antique.
Cassandre et Didon, héroïnes tragiques
Ainsi, et c'est l'habileté de Berlioz, ses "Troyens" en deux parties sont construits sur deux personnages de femmes aux destins tragiques, Cassandre et Didon, personnages écrits pour la même tessiture de mezzo. Cassandre, qui a compris le piège du cheval de Troie, qui supplie son amant Chorèbe de s'enfuir et qui, évidemment, n'est jamais écoutée, s'enfoncera une épée dans le corps. Didon, qui voit les vaisseaux d'Enée s'éloigner sur la mer, se donnera la mort elle aussi comme Cassandre pendant que le peuple de Carthage se répand en imprécations contre les fuyards...
Berlioz, quand il se met à l'oeuvre, a largement cinquante ans. Hésitant à se lancer dans une entreprise qu'il sait longue et vaste, il trouve un soutien enthousiaste en la princesse Caroline de Sayn-Wittgenstein. Qui écrit ceci (reproduit le livret): "Si vous reculez devant les peines que cette oeuvre peut et doit vous causer, si vous avez la faiblesse d'en avoir peur et de ne pas tout braver pour Didon et Cassandre, ne vous représentez jamais chez moi, je ne veux plus vous voir" Et voilà qui est dit!
La Cassandre exemplaire de Lemieux
Ainsi, vous l'aurez compris, pour faire un enregistrement ou une représentation des "Troyens", il faut une Didon et une Cassandre. On les a ici. La Cassandre de Marie-Nicole Lemieux est magnifique, de présence, de puissance vocale, d'engagement, triomphant des écarts vocaux que lui réserve Berlioz et réussissant à renouveler sans cesse ce personnage qui pourrait n'être que sur une seule couleur, celui, dit trivialement, de l'emmerdeuse. Mais sa Cassandre est aussi une amoureuse et les duos avec Chorèbe (vaillant et émouvant Stéphane Degout) sont cette fois bien équilibrés (on se reportera à ma chronique toute récente du 16 février où un duo des "Troyens" était interprété par les chanteurs de l'Académie de l'Opéra)
La digne Didon de Di Donato
Je suis plus réservé sur la Didon de Joyce Di Donato, à cause d'un style de chant français où les "r" roulés ne sont pas du tout naturels. Mais la ligne de chant est toujours aussi belle et plus le destin de Didon s'assombrit, plus DiDonato est émouvante dans sa juste dignité, son désespoir plein de noblesse, avec un chant où la retenue du sentiment rend exactement la tragédie de la reine. C'est superbement fait.
Evidemment il faut un Enée à ses "Troyens". Du temps où seuls les Anglais jouaient tout l'oeuvre de Berlioz (dans les années 60 et 70), Colin Davis en avait fait un enregistrement d'autant plus remarqué qu'il était le premier complet et qu'il était donc le seul, avec un Enée d'anthologie, le Canadien Jon Vickers. Michael Spyres ne le vaut pas. La voix est jolie sans être exceptionnelle, je lui reproche surtout de manquer de mâle présence. Mais il fait très bien passer une certaine fragilité qui permet de montrer un Enée sincèrement amoureux de Didon, rien donc du goujat que fut Thésée face à Ariane. Mais entre l'amour et le devoir il choisit, à la Corneille, le devoir, tout en soupirant contre ce coup du destin, à la Racine...
Une belle jeune garde française
Il faut louer d'ailleurs la firme Erato de s'être lancé dans un pareil projet, en ces temps de crise du CD où un nouvel opéra coûte si cher à monter, à moins qu'il soit le fruit d'un enregistrement live. On aurait aimé entendre nos jeunes pousses du chant français dans des rôles parfois plus développés: Marianne Crebassa, parfaite dans le petit rôle d'Ascagne, le fils d'Enée. Cyrille Dubois et sa jolie fragilité en Iopas, le poète, et Stanislas de Barbeyrac qui réussit sans effort l'air du matelot Hylas. Un peu de vibrato entache à peine le duo d'Hanna Hipp (Anna, la soeur de Didon) et Nicolas Courjal (Narbal, ministre de la reine) Et il faut citer encore, parmi une distribution imposante où ce qui est à défendre n'est pas forcément long mais essentiel, Philippe Sly (Panthée, ami d'Enée) qui impose son personnage, ou Jean Teitgen, Jérôme Varnier, Frédéric Caton (très bien tous deux en Sentinelles)
Le triomphe alsacien de John Nelson
Mais les triomphateurs sont tout de même le chef John Nelson et son orchestre, le Philharmonique de Strasbourg. Nelson maintient la tension pendant ces quatre heures, trouvant à chaque fois le bon climat, la bonne couleur, dans cet orchestre foisonnant qui montre les qualités magnifiques de la formation alsacienne qu'on avait injustement un peu perdue de vue. Or l'on sait combien Berlioz est d'abord un homme d'orchestre; et on l'entend ici oh! combien, d'abord dans des morceaux de bravoure comme "Chasse royale et orage" (qu'on joue seul en concert) ou cette Marche triomphale sur quoi se fait le défilé du ballet de l'Opéra de Paris. Mais aussi dans cette écriture où souvent (c'est surtout vrai dans "Les Troyens à Carthage") on a l'impression (c'est un des éléments de la difficulté vocale) que le chant tisse l'harmonie d'une écriture orchestrale très autonome, beaucoup plus que dans n'importe quel accompagnement d'opéra (à l'exception sans doute de Wagner)
Les choeurs (franco-allemands, réunissant l'Opéra du Rhin, la formation liée à l'orchestre, et l'Opéra de Bade basé à Karlsruhe) sont assez remarquables aussi, dans le rôle important qui est le leur, puisque ce n'est pas Enée mais "Les Troyens" donc le peuple qui, d'ailleurs (carthaginois cette fois), a le dernier mot, pardon le dernier air.
Une réhabilitation des "Troyens"? Attendons l'année prochaine...
Berlioz avait senti que faire jouer son ouvrage ne serait pas simple. Il écrivit dans une lettre que l'impératrice Eugénie était impatiente de l'entendre. Mais pas son impérial époux, Napoléon III, qui finit par autoriser, vue la longueur de l'ouvrage, la représentation de la partie carthaginoise. Celle-ci fut donc créée en 1863, avec des coupes, les critiques aimèrent, le public s'en ficha. Berlioz mourut six ans plus tard. On attendit 1890, en... Allemagne (et à Karlsruhe justement!) pour pouvoir juger de l'oeuvre entière.
On en jugera aussi l'année prochaine, on l'a appris après avoir reçu ce coffret, puisque ces "Troyens", qui avaient inauguré l'Opéra-Bastille en 1989, y seront de nouveau donnés trente ans plus tard. Un coffret, une scène: une réhabilitation?
Mais on a entendu ça si souvent...
"Les Troyens" de Berlioz: Michael Spyres (Enée), Marie-Nicole Lemieux (Cassandre), Joyce Di Donato (Didon), Stéphane Degout (Chorèbe), Philippe Sly (Panthée), Nicolas Courjal (Narbal), Cyrille Dubois (Iopas), Marianne Crebassa (Ascagne), Hanna Hipp (Anna), Stanislas de Barbeyrac (Hylas), etc. Choeurs divers et orchestre philharmonique de Strasbourg, direction John Nelson. Un coffret de 4 CD ERATO