Renaud Capuçon, Stéphanie d'Oustrac et l'orchestre de Paris: belle affiche à la Philharmonie, sous la baguette d'un jeune chef, Jakub Hrusa, qui dirigeait pour la première fois la formation parisienne. Et un programme assez foutoir, composé d'oeuvres pas si souvent données.
Un programme joyeusement foutoir
Ives, Bartok, Berlioz et Janacek: cherchez le lien. Bartok et Janacek peut-être, encore que le Hongrois et le Tchèque, à ma connaissance, se soient rarement croisés. C'est peut-être cela qui m'a attiré dans ce concert: ce joyeux fourre-tout, dont on ne sait qui l'a conçu, animé par Jakub Hrusa, brillant chef tchèque de 37 ans.
Mais tout de même, l'Europe Centrale, la France du XIXe siècle et pour commencer, les Etats-Unis. Avec cette oeuvre OVNI de l'étrange Charles Ives, auteur d'oeuvres aussi déjantées que, disons, notre Satie, mais sans vraiment d'humour. Ives dirigeait une compagnie d'assurances, écrivant sa musique dans ses moments de loisir. On le découvrit vraiment, comme souvent, après sa mort en 1954. Aux Etats-Unis Ives est désormais considéré comme un pionnier.
L'étrange question de l'étrange monsieur Ives
Il est vrai que composer en 1908 "The unanswered question" (la Question laissée sans réponse), il faut le vouloir. Soit, sur la scène où sont déjà installés tous les pupitres, quatre musiciens qui se glissent, portant leurs modestes flûtes. Les voici assis, jouant un petit thème. En réponse on entend gronder, venue du dehors, une musique de cordes immobile: c'est, dit Ives, "le silence des druides qui savent, voient et n'entendent rien". Avait-il fumé la moquette?
Du deuxième balcon, tout là-haut, répond alors une claironnante trompette sur une phrase de cinq notes évoquant "l'éternelle question de l'existence". Les flûtes reprennent: elles symbolisent "la quête de l'invisible réponse". La trompette insiste. Insiste tant qu'elle reprendra sa phrase sept fois. On sent les flûtes de plus en plus agacées. On les comprend: est-elle bouchée, cette trompette (blague!)? Elles finiront par se réfugier dans le silence. Du coup la trompette se tait.
Cela dure cinq minutes, au deuxième degré c'est très rigolo. Et la trompette est très bien.
Un Bartok plastiquement superbe
C'est donc (désormais tous les pupitres sont occupés!) mon second "2e concerto" de Bartok en dix jours (voir chronique du 13 septembre). Et il est évidemment très différent. D'abord l'orchestre est moins retenu; et cela tient à Jakub Hrusa, dont on fait vraiment la connaissance (sur Ives il battait la mesure), qui entoure son soliste de tous ses soins. Capuçon, lui, n'a pas du tout la sauvagerie (ni les dérapages) de Dautricourt: jeu admirablement contrôlé, beauté sonore imparable, ce qui lui permet, dans les moments d'accélération, un contrôle absolu de la phrase. Mais, conscient des difficultés, des risques d'une oeuvre exigeante, il se recourbe parfois, comme pour mieux faire corps avec son instrument, en position de combat.
Une valse hongroise dansée par un Viennois
L'orchestre différencie bien les climats, à la fois martial et nocturne, malgré, parfois, un manque de transparence. Renaud Capuçon, dans la cadence, prend le temps de chanter, comme il le fera dans le mouvement lent, d'une telle poésie, avec une fin magique, quasi suspendue à mi-ciel. Le son du violoniste est profond et puissant.
Le dernier mouvement est pris aussi avec contrôle, une attention à la complexité rythmique que partage un orchestre de Paris des excellents jours. La fin est dansante comme le serait une valse hongroise dansée par un Viennois! Et voilà peut-être ma seule réserve (qui aura pu en agacer certains): c'est une magnifique interprétation très "pensée", où la brutalité, la violence de l'écriture, restent en retrait. Et après tout, comme il y a encore tant de mélomanes (y compris parmi les professionnels) que Bartok rebute, peut-être est-ce un beau moyen de les convaincre que ce concerto, par exemple, est tout à fait accessible. Et sous l'archet de Capuçon, chatoyant de mille feux d'automne.
Berlioz vise le prix de Rome
Berlioz arrive lui aussi comme un OVNI. On est tout de même très heureux d'entendre "La mort de Cléopâtre" qui n'est jamais programmée; et on comprend vite pourquoi. Berlioz a 27 ans, il ne connaît pas encore la gloire, la "Symphonie fantastique" arrive un an plus tard. Il en est à sa troisième tentative pour gagner le prix de Rome, n'ayant obtenu que le second prix. Son orgueil est en jeu. Il compose donc quelque chose d'hybride, avec une écriture vocale très berliozienne et qui va effrayer tout le monde et une orchestration plus neutre, presque timide malgré des fulgurances.
L'introduction aux cordes est ennuyeuse, les cordes de l'orchestre sont compactes, Hrusa dirige du mieux qu'il peut une musique qu'il ne ressent pas. Il n'y a pas dans l'oeuvre d'invention mélodique. Le poème de l'oublié Pierre-Ange Vieillard en vaut bien un autre ("Actium m'a livrée au vainqueur qui me brave / Mon sceptre, mes trésors ont passé dans ses mains / Ma beauté me restait et les mépris d'Octave / Pour me vaincre ont fait plus que le fer des Romains"), qui nous conte la décision fatale et les derniers instants de la reine ("Osiris proscrit ma couronne / A Typhon je livre mes jours / Contre l'horreur qui m'environne / Un vil reptile est mon recours")
Les aigus glorieux de Stéphanie d'Oustrac
Et pourtant on écoute tout de même cette cantate avec beaucoup d'intérêt. Berlioz fait de Cléopâtre une sorte de Médée furieuse, multiplie comme il sait le faire les écarts de tessiture assassins - sa Cléopâtre préfigure les deux grandes héroïnes tragiques des "Troyens", Cassandre et Didon. Et, surtout, Cléopâtre est incarnée par une Stéphanie d'Oustrac survoltée, magistrale, qui lance d'improbables aigus glorieux (au détriment des graves, mais on lui pardonne, il est impossible de bien chanter trois notes en dégringolant deux octaves!) Elle croit à sa Cléopâtre, lui donne de l'aura, de la puissance, on pense parfois à Glück, Berlioz y pensait aussi, qui nous offre à la fin, sur une scansion de cuivres redoutablement sonores une montée en demi-tons de la reine, comme si elle escaladait un bûcher.
Une atroce histoire en technicolor
Jakub Hrusa, avec "Taras Bulba", se retrouve chez lui. Il brasse l'orchestre immense de Janacek, orgue compris (un organiste de luxe, Vincent Warnier), on se dit que certains musiciens vont s'asseoir sur les genoux des collègues. Avec l'atroce histoire de "Taras Bulba" (Episode 1: il met à mort son premier fils pour trahison. Episode 2: son second fils est affreusement torturé. Episode 3: il meurt lui-même sous la torture), Janacek compose un poème symphonique triomphant et luxuriant, jamais lugubre, d'une grande poésie parfois, héroïque quand il faut, où les cuivres ont une part essentielle, et qui porte sa marque d'un bout à l'autre (Janacek est un compositeur qu'on reconnaît au bout d'une mesure) Cette histoire russe contée par Gogol est son hommage à une nation qu'il admirait: "Il n'y a pas de feux ni de souffrances qui puissent détruire la grandeur de la nation russe"
La merveille bizarre de Janacek
Ainsi fait-il de cette défaite d'un homme et d'une famille un triomphe symbolique, dans des sonneries de trompette et des roulements d'orgue où les musiciens, redevenus excellents, pétaradent avec beaucoup de plaisir. Hrusa, avec sûreté, réussit à maîtriser la complexité des rythmes, donnant à cette merveille bizarre la grandeur qu'elle mérite. Certes il n'a pas, et n'obtient pas, le tranchant et l'imagination sonore de Karel Ancerl à la tête du Philharmonique Tchèque de la grande époque. Mais on ne va pas bouder d'entendre une oeuvre si rarement donnée dans de tels conditions de confort.
Orchestre de Paris, direction Jakub Hrusa: Ives (The unanswered question), Bartok (concerto pour violon n° 2 avec Renaud Capuçon), Berlioz (La mort de Cléopâtre pour mezzo et orchestre avec Stéphanie d'Oustrac), Janacek (Taras Bulba) Philharmonie de Paris les 19 et 20 septembre