L'orchestre philharmonique de Vienne revenait à Paris il y a quelques jours, au Théâtre des Champs-Elysées. L'occasion pour moi de refaire le point après ma déception relative du printemps (voir mon article du 28 avril) D'autant qu'un chef d'une tout autre personnalité, Valery Gergiev, en prenait les rênes, dans un programme complètement Prokofiev, compositeur qui n'est pas dans l'A.D.N. des Autrichiens.
Quelques femmes au milieu des hommes
Amusant déjà de noter comment ils entrent, décontractés, plaisantant, sûrs d'eux, sûrs de faire partie (ils n'ont pas tort) d'un des orchestres les plus attendus au monde. Même dans cette ville qu'est Paris où leurs visites (on ne va pas s'en plaindre) sont assez fréquentes. Je dis 'ils": au milieu de tous ces messieurs, où sont les femmes? La misogynie de l'orchestre est-elle un vieux souvenir?
De cet effectif nombreux elles émergent à peine. La disposition est différente des orchestres français: violoncelles devant le chef, violons de chaque côté de lui. A cour, au dernier rang, deux femmes. A jardin, au dernier rang, deux femmes: si elles pouvaient jouer de l'autre côté de la cloison, ce serait aussi bien. Une altiste, quelque part, une violoncelliste qui émerge. A la fin, quand Gergiev fera lever les "instrumentistes méritants" (souvent les vents, ceux qui ont eu un solo), une autre femme rougissante se lèvera furtivement: je n'ai même pas eu le temps de voir son instrument, eut-être la flûte...
Gergiev, calme et fluide, apaisé...
Gergiev, chemise russe, dirige sans baguette. Il est dans un excellent jour, calme et fluide, apaisé, en totale confiance peut-être, et il a raison. Quelques passages de "Roméo et Juliette" pour commencer et d'abord le fameux "Montaigus et Capulets": première phrase en crescendo, partant du piano le plus subtil jusqu'à une tellurique (et barbare) déflagration. Magnifique. Puis les cordes en suspension, comme de l'air méphitique, avant la marche implacable, dans l'éclat des cuivres, qui n'est que l'affrontement de deux familles et qui a un côté "tanks en manoeuvre". Les cuivres dérapent à peine, les cordes sont admirables. L'épisode central est gris neutre, comme il le faut.
Un "Roméo et Juliette" de guerre
Avec une flûte superbe, un violoncelle solo magnifique, "Juliette jeune fille" apparaît, jolie, vive, mais sans sourire. Dans "Masques", Gergiev accentue le côté guerrier de ce défilé claudiquant. Dans le "Roméo sur la tombe de Juliette", les cordes sont puissantes et lyriques, le thème de Roméo aux violoncelles parfaitement audible. Je regarde la date de composition de ce chef-d'oeuvre: 1935. Prokofiev est revenu depuis peu, la violence stalinienne n'a pas encore atteint son zénith. Gergiev en fait une oeuvre de guerre, aussi furieuse et glacée qu' "Alexandre Nevsky"; et le Philharmonique de Vienne réagit admirablement.
On voit enfin des musiciens faire confiance au lieu de prendre le pouvoir. Ils se laissent guider et c'est plastiquement à la hauteur de leur réputation. Dans son genre si particulier (qui est une PROPOSITION de Gergiev), ce "Roméo et Juliette" est exemplaire. J'y serai moins sensible dans le "Concerto n° 2 pour piano", plus attentif au soliste lui-même d'une oeuvre qui, de toute façon, a le droit (on est en 1913, l'incroyable jeune homme n'a que 22 ans) d'être révolutionnaire...
Matsuev dont les doigts courent en tous sens
Elle est surtout, pour les pianistes, l'un des quatre concertos les plus difficiles (avec "Bartok 2", "Brahms 2", "Rachmaninov 3") Les doigts de ce bon géant qu'est Denis Matsuev sont ébouriffants. Matsuev joue beaucoup à Paris, il est ici à son affaire. Penché sur son piano, acharné à en tirer ce qu'il a en tête, avec une expressivité qui confine parfois, sinon à la souffrance, du moins à une douloureuse intensité, Matsuev offre un jeu clair, concentré, qui reste rigoureux dans ce déluge de notes que Prokofiev a écrit pour lui-même.
Premier mouvement incroyable, écriture qui regarde vers Liszt avec des "ponts", passages de mains l'une sur l'autre de plus en plus rapides, culminant en une cadence de fou, ruisselante de notes, de violence "jouée", d'effets. Battre Liszt sur son propre terrain, y compris dans de beaux passages où l'aigu du piano est sollicité. Le deuxième mouvement est plus décevant: ni Matsuev ni Gergiev ne donnent de structure à cette toccata où les doigts courent en tous sens, sans accentuer les notes, sans faire ressortir la mélodie. Matsuev semble uniquement occupé à jouer tout ce qui est écrit mais la modernité de Prokofiev dans ce concerto n'apparaît pas.
Pianiste ou boxeur?
Le troisième mouvement est très beau, avec son passage central ravissant, tendu, étrange et poétique. Matsuev s'y montre léger, sautillant, véloce. Le final est un "Allegro tempestoso", cela dit tout. Parfois le pianiste semble boxer le piano, dans ce mélange de scènes de film et de chansons russes, où le "Philhar'" est magnifique, presque trop. Un Matsuev dont on sent, à quelques accrocs, la fatigue poindre. Beaucoup d'applaudissements et un joli Rachmaninov en bis.
Et voici, en deuxième partie, l'énigme de ce concert.
Prokofiev rase les murs
La "Sixième symphonie", qu'on ne joue jamais. De toute façon on ne joue pas beaucoup (à l'exception de la ravissante "Classique" et de la grande "Cinquième"), les symphonies de Prokofiev. C'est Chostakovitch qui a pris sa place, y compris parmi les orchestres russes. Voici donc la "Sixième"; et dès les premières musiques on a un étrange sentiment. Des cuivres ironiques, voire grinçants (très "Prokofiev"), suivis aussitôt d'un joli thème aux cordes, joli comme le serait la musique d'un film bien sage sur les amours tranquilles d'une kolkhozienne. Une longue mélodie confiée aux hautbois, et cela retombe dans le précautionneux, le grisâtre, comme si Prokofiev n'osait pas faire respirer son talent.
Un Prokofiev qui rase les murs. Alors on regarde la date, 1947. Tout s'éclaire. Staline a gagné la guerre, il triomphe, muselle son peuple et ses créateurs, le rapport Jdanov va bientôt sortir, contraignant les musiciens à ne pas sortir du classicisme pour lequel Prokofiev est si peu fait.
Un film sans couleurs
Lui qui, pourtant, passera sous les Fourches Caudines de Staline en multipliant les cantates ou les ouvertures patriotiques. Chostakovitch s'en sort mieux, soit en se taisant, soit en reliant ses symphonies aux grandes pages de l'U.R.S.S., justifiant leurs côtés noirs par ce qu'elles décrivent (symphonies "Leningrad", "1905", "1917", "Baby Yar" où furent massacrés tant de juifs). La "Sixième" de Prokofiev est donc une grande symphonie malade où, à chaque fois que le souffle naît, que... le soufflé gonfle, l'inspiration retombe instantanément. Les cuivres, parfois, ont un côté "bastringue" assez réjouissant, les cordes jouent aux limites de la dissonance, il y a parfois de la grandeur, de la puissance, des éclats sombres et de jolis effets. Mais c'est un film sans couleurs, quasi sans images et il faut un Gergiev pour qu'on y croie pendant 40 minutes, un Gergiev et l'orchestre qui, au moins se régale à nous montrer ce qu'il sait faire.
Dans ce monde de brutes...
Le dernier mouvement est mieux, plus vivant, plus hargneux, plus furieux aussi. C'est cette vivacité hargneuse et pétaradante qui tient lieu de fantaisie , à l'intérieur d'un monde terrifié. Enfin une trouvaille: un thème ascendant de cinq notes (ascendant, oui. Car descendant, c'est-à-dire s'en allant à la cave, vaudrait accusation de "démoraliser le peuple"!) repris sous toutes les formes possible. Jusqu'aux deux dernières minutes (à peine) où, après des altos en pizzicati, une sorte de cataclysme trois fois répété réunit cordes et cuivres, et le génie de Prokofiev pointe enfin le bout de son nez.
Une ravissante valse de Tchaïkovsky, si élégamment dirigée par Gergiev et où le Philharmonique de Vienne retrouve des accents du Nouvel An, remet un peu de douceur dans ce monde de brutes sanguinaires.
Orchestre philharmonique de Vienne, direction Valery Gergiev: Prokofiev: Roméo et Juliette, extraits. Concerto pour piano n° 2 (soliste Denis Matsuev), Symphonie n° 6. Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 9 octobre.