Le concours de chefs Svetlanov: 365 candidats, 1 prix et Beethoven comme juge

Wilson Ng, de Hong-Kong: sera-t-il lauréat? C) Christophe Abramowitz, Radio-France

Les 90 ans qu'aurait pu fêter le chef d'orchestre russe Evgueni Svetlanov (le 6 septembre) étaient certes honorés comme je l'ai chroniqué (le 13 septembre) par un concert russe mais le gros de la célébration était ce "4e concours de chefs d'orchestre" venus de partout qui a abouti au triomphe de... vous le saurez plus tard mais commençons par le commencement.

Un chef va à l'essentiel

Ils seront 18 à défiler devant un jury présidé par... un chef russe, Alexander Vedernikov, qui pourtant n'a pas été l'élève de Svetlanov mais qui, évidemment, l'a croisé. Jury de sept membres, chefs ou directeurs artistiques d'orchestre, et parmi eux Gidon Kremer et Nathalie Stutzmann qui, en-dehors de leur carrière de solistes, sont de plus en plus à la baguette. Sensibilités diverses mais, on l'aura remarqué, sensibles avant tout à l'organisation du temps donné, à la capacité d'aller à l'essentiel. Car tous les chefs d'aujourd'hui qui, comme le dit Verdernikov, sautant d'un endroit à l'autre, n'ont pas le temps de répéter vraiment avec des orchestres de toute façon aguerris, se retrouvent même parfois avec face à eux un chef de pupitre à qui ils donnent une indication mais qui sera remplacé par un autre lors du concert!

Jurés, lauréats et tutti quanti C) Olesya Okuneva

Le Philharmonique de Radio-France: remarquable!

18 donc. Et d'abord, pour n'y plus revenir, des bravos, même des bravissimos, à l'orchestre philharmonique de  Radio-France (et sa violoniste solo Hélène Collerette), constamment sur la brèche et parfaitement réactif, sachant modifier instantanément certains détails en fonction du chef et de sa battue, avec quasi jamais de signes de fatigue, sauf à la toute fin, sur une oeuvre (la "8e symphonie" de Dvorak) qui n'a jamais été dans son ADN. Bel exploit, qui confirme sa place, peut-être la première, dans la hiérarchie de nos orchestres. On s'arrêtera là...

Un sélectionneur épuisé et le génie de Beethoven

18 mais ils n'étaient pas 18 au départ. On le saura seulement à la fin, et l'on comprendra alors la présence constante, derrière le jury, de l'ancien directeur de la musique de Radio-France, René Koering. C'est Koering, nous expliquera-t-il lui-même, qui aura fait le tri des 365 (!) candidats, "certains envoyant deux ou trois cassettes, vous imaginez les douces soirées d'hiver que j'ai passées à écouter tout ça"

Merci à lui. Première étape: les 18, par groupes de six, défileront en ayant 20 minutes (pas plus) pour mettre au point une des trois ouvertures de Beethoven proposées, "Coriolan", "Egmont", "Leonore 3" Qu'évidemment on entendra nous aussi, reprises, ressassées jusqu'à plus soif. Première constatation: ces oeuvres, qu'on écoute sans y prêter assez d'attention au début de certains concerts, tiennent rudement bien la route à la 4e, 5e audition d'affilée. Deuxième constatation: il y a évidemment tous les genres, y compris dans la gestion du temps, qui se révélera vraiment pour le jury (je ne l'ai pas compris tout de suite) une des notions les plus déterminantes.

Voir les yeux des candidats

Certains (l'Ukrainien Ivan Cherednichenko) jouent l'oeuvre jusqu'au bout puis la reprennent en détail. D'autres (le Français Jordan Gudefin) interrompent dès qu'ils en sentent le besoin. J'observe (sensible évidemment à l'apparence du geste) telle battue précise, telle autre plus molle. De là où l'on m'a placé je ne vois pas le visage du chef alors qu'une partie de la direction passe par le regard (voyez Boulez, Abbado) mais les membres du jury, eux, y ont accès: une caméra placée devant les candidats les filme en permanence.

Nathalie Stutzmann... en chef C) Jean-Pierre Muller, AFP

Tout le monde se prend pour un juré

Je commence à me poser des questions moi aussi (c'est comme à la Coupe du Monde où l'on se prend tous pour l'entraîneur), quand Gudefin demande: "Les violons, sans accent sur le sol" Mais le devoir du chef n'est-il pas d'expliquer le pourquoi d'une demande si technique que Beethoven (on est dans "Egmont") n'a sûrement pas écrite, sinon les violons l'accompliraient? Et cet autre chef, le Russe Pavel Petrenko, très pointilleux, très exigeant, avec une main gauche précise et élégante, pourquoi ne sera-t-il pas retenu? Parce que son contact avec l'orchestre est glacé? Etre chef, c'est aussi une question de relation humaine.

Car de cet après-midi-là, aucun ne sera retenu. Il doit en rester huit sur les 18.

Une Japonaise trop stressée

Je regrette surtout la Japonaise (il y a trois femmes sur 18 concurrents, c'est plus que la moyenne mondiale) Erina Yashima, qui a d'ailleurs été nommé chef-apprenti à l'orchestre de Chicago! Elle m'avait paru à la fois très humaine, très rigoureuse et très claire dans "Egmont" Un de ses camarades: "Je la connais bien, elle est formidable, pleine de talent. Mais elle était stressée, pas tout à fait à la hauteur de ce qu'elle peut faire" Et vivant encore mal sa défaite deux jours après...

La tête bien claire de l'Azerbaïdjanais

Du lendemain matin (je n'aurai entendu en fait que 12 concurrents sur les 18) 5 concurrents sur 6 passeront la sélection. 2 d'entre eux (dont la Russe Anna Rakitina) m'ont paru fragiles ou insignifiants. Je commence à m'imaginer membre du jury, à râler contre le "politiquement correct": il fallait une femme, il fallait un Russe. J'interroge l'Azerbaïdjanais Fouad Ibrahimov: il m'a agacé dans "Egmont" (je ne le lui dis surtout pas) à constamment reprendre détail après détail (on n'entendra pas l'ouverture complète) mais je dois avouer que la partie qu'il a fait rejouer avait vraiment un tout autre caractère.

Ce qu'il me dit contredira, m'a-t-il semblé, sa manière d'être: l'empathie avec l'orchestre, la précision de la pensée pour ne pas troubler ("disturb") ni le sens de la musique ni a fortiori les musiciens. Et surtout arriver avec un "timing" (là, il a tout bon): on a peu de temps pour (ré) agir, il faut identifier avant les points "possibles" (comprenez: les plus délicats)

Bruno Campo C) Marco Caselli Nirmal

Un Guatémaltèque qui explique la musique

J'interroge aussi un jeune chef du Guatemala (les candidats ont entre 29 et 39 ans), Bruno Campo, qui me confie avoir mis en place dans son petit pays "El Sistema" sur le modèle du grand Venezuela voisin et de sa star, Gustavo Dudamel. Cela commence à porter ses fruits auprès des populations lointaines mais Campo vit désormais en Autriche avec sa femme... danoise (reflet s'il en est de l'universalité de la musique!)

Campo, dans l'ouverture de "Coriolan", m'a paru affable et souriant, maître de lui, enthousiaste et à l'écoute mais sachant ce qu'il veut, bref, avec de bonnes idées musicales, propre à séduire n'importe quel orchestre. C'est le seul, par exemple, à prendre le temps de donner des indications sur les intentions de Beethoven: l'austère Coriolan dont le thème musical est sombre (cette ouverture est dite "à programme"), la mère de Coriolan dont le thème est d'une lumière plus douce, plus positive. Il y a donc nécessité à les "contraster".

Ils parlent tous anglais...

C'est ce qu'il fera: "Il faut quelque chose qui attire les musiciens, qui les attire vers vous, vers une idée, une conception que vous avez mûrie. C'est ce que m'a appris Harnoncourt, la musique, et donc la direction d'orchestre qui la déclenche, c'est la vie même, pas seulement un travail technique. Il faut transmettre la musique, et que les musiciens la reçoivent comme vous la ressentez mais s'appuyer aussi sur ce qu'ils vous proposent. Ne pas avoir des oeillères. Dans le cas de "Coriolan", en plus, il y a un scénario"

(Entretien réalisé en anglais. Je suis frappé que sur les 16 candidats étrangers un seul s'adressera en français à l'orchestre, qui ne vient même pas d'un pays francophone ou latin: le Géorgien, le Guatémaltèque, parlent anglais. Seul "en français", Wilson Ng, le candidat de Hong-Kong. Avons-nous raté quelque chose?)

Les lauréats entourant la musicienne Olga Victorova C) Olesya Okuneva

Stutzmann veut une vision

J'interroge Nathalie Stutzmann qui, tout en continuant sa carrière de contralto, se dirige de plus en plus vers la direction. Elle a d'ailleurs triomphé aux Chorégies d'Orange en juillet, dans "Mefistofele" de Boïto, à la tête de ce même Philharmonique de Radio-France. Elle me fait comprendre, quand je lui parle de la remarque de Campo sur les personnages de Coriolan, qu'elle y est très sensible, à cette manière d'aller chercher, quand ils y sont, les sous-entendus de la musique. "Mais d'autres (comprenez: parmi mes camarades) détestent (comprenez: veulent qu'on en reste à la musique pure)"

Mais elle, que cherche-t-elle? "Un chef qui a une vision mais surtout la capacité de la transmettre en invitant l'orchestre à y entrer. Et aussi un chef qui a l'esprit de synthèse, qui va à l'essentiel. On ne s'imagine peut-être pas mais à chaque phrase vous entendez vingt choses et il faut choisir instantanément la plus importante, celle qui va faire évoluer la musique"

La diplomatie d'un chef

On s'interroge: être sévère, autoritaire, souple? "Diplomate si on peut. Il faut arriver à faire de l'orchestre son complice. Ce n'est pas toujours possible. Ou certains sont plus ou moins doués. On peut très bien diriger mais sans aucune psychologie, ou moins bien mais avec la psychologie requise"

Je n'ose même pas lui poser la question de l'élégance du geste, de la souplesse de la main. Elle me répond cependant, avec l'oeil qui pétille: "Si on fait un geste élégant pour renforcer l'élégance d'un phrasé, alors oui. Si on fait un geste élégant pour le geste... C'est vrai que cela, c'est assez fréquent, on a l'impression que certains se sont entraînés une heure devant leur glace. Je les appelle les candidats You Tube"

Je sors inquiet pour Bruno Campo. J'ai tort. Il fera partie, comme Ibrahimov, des huit retenus pour le deuxième tour... auquel je ne pourrai (déplacement à Lille oblige) assister.

Fuad Ibrahimov C) Christophe Abramowitz, Radio-France

Daugava: on découvre un fleuve

C'est donc le samedi, devant un public très silencieux et plutôt nombreux, que j'assiste au dernier round à quatre. Campo n'est plus là: "Je n'ai pas été très bon" me confiera-t-il. Lucidité des uns et des autres qui, malgré la déception, comprennent POURQUOI. Mais Ibrahimov, mon Azerbaïdjanais, est dans les quatre.

Les quatre, donc, ont une heure 20 pour décortiquer un poème symphonique de Svetlanov, "Daugava". La Daugava, c'est le fleuve qui, traversant la Lettonie, trouve son embouchure dans la Baltique, au-delà de Riga. C'est "La Moldau" de Svetlanov, mais "La Moldau" est bien mieux. Puis" Svetlanov Planet" d'Olga Victorova, une commande du concours qu'ils se contenteront d'interprèter.

Enfin, dans une liste de vingt symphonies, il en ont choisi trois et le jury a choisi l'une des trois pour eux. C'est plutôt à cette oeuvre-là que nos quatre vont se consacrer.

Nervosité, complications...

J'avais repéré Wilson Ng, celui qui parlait français, beau mélange de grande courtoisie et de précision. Il joue la "Symphonie n° 2" de Sibelius. Oeuvre très difficile rythmiquement (comme souvent Sibelius) d'un compositeur qu'Alexander Vedernikov, le président, adore. L'orchestre est fatigué, ce n'est pas toujours en place malgré les efforts méritoires du chef qui, d'ailleurs, passe à l'anglais, signe de sa nervosité. Et trop poli, s'excusant presque...

Mon Azerbaïdjanais met beaucoup d'autorité... compliquée dans le Svetlanov (demandant au hautbois de mettre dans son jeu du soleil alors que le hautbois est mélancolique par essence) Il tombe sur le "Concerto pour orchestre" de Bartok, qui est comme une grande symphonie. Oh! surprise, il n'interrompt jamais, laisse jouer. C'est souvent très beau, mais de moins en moins précis, Ibrahimov s'essouffle.

Dimitri Filatov C) Christophe Abramowitz, Radio-France

Une symphonie chaude par un Russe froid

Dimitri Filatov est russe. Je l'entends pour la première fois (il faisait partie du premier groupe, auquel je n'assistais pas) Il est le seul à savoir VRAIMENT quoi faire du Svetlanov. Laconique, froid, mais la "Symphonie" de César Franck que je vais entendre me plaît beaucoup. Elle est dans l' A.D.N. de l'orchestre, et il est courageux de lui proposer une autre vision. Avec Filatov la solidité "germanique" de l'oeuvre s'estompe, les harpes ruissellent, les violons bourdonnent, les vents pépient; c'est soudain plein de couleurs et le mouvement lent est magnifique.

Dvorak façon brasserie

Haoran Li s'avance. Il est chinois. Je l'aurais éliminé dès le premier tour. A sa décharge il était déjà le dernier du premier round. Il trouve un orchestre épuisé dans la "Symphonie n° 8" de Dvorak, compositeur qui va mal aux interprêtes français. Cette symphonie bucolique et forestière, mais où la forêt se pare brutalement d'ombres inquiétantes, finit par ressembler à de la musique de brasserie munichoise. Je trouve Li imprécis dans sa battue, pas passionnant dans ce qu'il propose et... il ne finira d'ailleurs pas l'oeuvre.

Stupeur: il obtiendra le prix du public (logique: comme il a joué le dernier, il y a deux fois plus de monde!) mais aussi le prix de l'orchestre. Allez comprendre.

Et impossible d'interroger un jury: personne ne vous répondra, sauf si un juré veut hurler son désaccord.

Ce n'est pas le cas.

Le jury est-il satisfait?

Il y aura deux ex-aequos, Filatov et Ibrahimov. Mais à un deuxième prix. Le premier prix n'est pas décerné. Non plus que le troisième. Et comme il n'y avait pas de quatrième prix, nos deux Asiatiques repartiront avec un beau diplôme.

Quelques rafraîchissements sont servis, dans les hauteurs de la Maison ronde, devant une Tour Eiffel qui scintille, comme si elle aussi voulait féliciter les candidats. Les membres du jury restent muets sur leurs délibérés.

J'entends Nathalie Stutzmann qui, fort gentiment, encourage ou console les uns et les autres...

4e concours international de chefs d'orchestre Evgueni Svetlanov 2018, Maison de la Radio du 4 au 8 septembre.