Une affiche royale et sauvage: Marie-Nicole Lemieux, Roberto Alagna. Et en arbitre, "monsieur Natalie Dessay", Laurent Naouri. C'était en version de concert le "Samson et Dalila" de Saint-Saëns donné, vue la réputation des artistes, DEUX soirs au Théâtre des Champs-Elysées.
A l'écoute d'un opéra
Et il est toujours passionnant d'aller simplement ECOUTER un opéra, simplement pour se laver la tête des images qu'on y a accolées (même si l'opéra, ce sont d'abord des images) et revenir à la musique, à l'émotion de la musique. Tant il est possible aussi pour un metteur en scène de nous faire oublier par la force de ce qu'il propose tel passage plus faible de l'oeuvre ou au contraire de gâcher le moment sublime que tout le monde attend.
Deux stars du chant qui ne déçoivent pas
Mon dernier souvenir du "Samson et Dalila" était à l'Opéra-Bastille en octobre 2016. Rien d'indigne, rien de passionnant. Soyons immédiatement élogieux: cette soirée-ci était une promesse de confrontation entre deux stars du chant. Elles n'ont pas déçu. C'est bien elles (on serait injuste en disant "elles seules") qu'on retiendra car elles étaient à leur meilleur, dans des rôles où on ne les attendait pas forcément.
C'était d'ailleurs, pour notre ténor national, une conquête nouvelle: il n'avait jamais chanté Samson avant de toutes récentes représentations à l'Opéra de Vienne, représentations fort bien accueillies. Quant à Lemieux, plus habituée des rôles baroques et du répertoire rossinien, elle fut Dalila à Montréal même si, semble-t-il, c'est un rôle qu'elle n'a pas chanté depuis longtemps.
Alagna, plus chanteur qu'interprète
Alagna entre en scène dès le début de l'oeuvre, dès les premières interventions du peuple hébreu: la longue chevelure (naturelle sans doute), est celle de Samson. Sa première intervention ("Arrêtez, ô mes frères!") où il tente de galvaniser son peuple met en lumière la magnifique vaillance du chanteur, la perfection de la diction, malgré quelques notes prises par en-dessous; et la beauté de la voix sera encore plus sensible dans l'air "C'est le dieu des combats"
Mais il apparaît très vite que Samson, quand on l'écoute, est un personnage monolithique; c'est ainsi en tout cas qu'Alagna le chante, sans vraiment le jouer, malgré les reproches que lui fait le peuple hébreu.
Quelque chose de l'oratorio
Une autre chose nous frappe: ce n'est pas un opéra de grands airs, plutôt une sorte d'oratorio où l'on est entre la mélodie et le récitatif, de sorte qu'il n'est pas évident d'y conduire une ligne de chant. Alagna le fait le mieux possible, les rôles secondaires ont plus de mal (le vieillard hébreu de Renaud Delaigue) Peut-être est-ce une des raisons qui feront que Saint-Saëns ne rencontrera jamais vraiment le succès à l'opéra, encore que celui-ci soit le plus populaire sorti de sa plume.
Lemieux, la moire de la voix
Dès l'entrée de Marie-Nicole Lemieux, et si l'on connait l'opéra (puisqu'après ce premier acte d'introduction, le deuxième est consacré essentiellement aux jeux de l'amour et de la séduction, Dalila ayant plusieurs longueurs d'avance sur le brave Samson), on sait qu'il y a partie gagnée et que l'opposition des deux stars vaudra son pesant de pâtisserie orientale. Car si Alagna s'est montré plus intense chanteur qu'interprète, Lemieux se contente du grand air qu'elle partage avec le choeur des femmes ("Voici le printemps nous portant des fleurs") pour prendre ses marques (ses graves sont parfois couverts par les aigus d'Alagna!) avant de nous délivrer un superbe "Printemps qui commence/ Portant l'espérance": la moire de la voix, l'éclat argenté des attaques; et la diction, la gourmandise des mots, qui ne sont pourtant pas de la grande poésie. Exemplaire!
Dalila à plusieurs facettes
Le deuxième acte est évidemment admirable. Lui, avec cette franchise dorée de la voix, un peu moins de fluidité qu'elle dans la ligne de chant mais cela se situe à de telles hauteurs! Elle, qui commence l'acte avec un "Amour, viens aider ma faiblesse!" parfait sur toute la tessiture, passant avec une aisance confondante à travers tous les sentiments, le mépris, la sûreté de ses charmes, la sensualité, les regrets et cependant les sentiments, de sorte qu'on aura toujours un doute sur son vrai personnage: Dalila, une admirable comédienne qui simule l'amour, une femme blessée par un homme qui l'a quittée, et qui se venge, une patriote qui voit l'ennemi et le séduit pour le vaincre comme Judith avec Holopherne?
Sensualité et émotion intenses
Lemieux nous laisse dans le doute constant, y compris dans les moments de pure grâce où s'entrelacent les lignes de chant des deux héros, avec cette manière de colorer les notes, et, après un "Mon coeur s'ouvre à ta voix" (le "tube" de l'oeuvre!) d'une admirable lenteur sensuelle, le duo final, entamé par le "Dalila! Dalila! Je t'aime" de Samson, est, dans ses phrases brèves, sa série d'échanges, d'une montée en puissance magistralement conduite.
Le troisième acte s'ouvre par une révélation: ce Samson prisonnier, aveuglé, vaincu, Saint-Saëns lui offre un air magnifique, "Vois ma misère, hélas! vois ma détresse"; et Alagna y est d'une émotion, d'une beauté de présence et de sentiment qui arracherait des larmes à des grains de sable. Il est tout aussi remarquable dans son duo avec les Hébreux, pendant que Dalila, qui n'a pas grand-chose à chanter, s'y montre, dans les yeux de Lemieux, d'une terrible et gourmande cruauté. Il faut voir Lemieux figée à côté du grand-prêtre, dans sa robe crème, telle une caryatide du Parthénon...
Naouri parfait, le choeur des hommes très bien
Le grand-prêtre justement... Magnifique Laurent Naouri qui réussit avec Lemieux deux superbes duos où les voix sont parfaitement en phase. Naouri réussit à faire du grand-prêtre non un personnage diabolique, mais un pur politique qui chante avec retenue et netteté le plan qu'il a conçu pour vaincre Samson, puis la satisfaction toute militaire d'y être parvenu, à côté d'une Dalila dont les intérêts sont bien autres.
Et l'on découvre dans le court rôle d'Abimélech la belle basse d'Alexander Tsymbaliuk, que j'entendrai le lendemain en Boris Godounov à l'Opéra-Bastille.
Mikhaïl Tatarnikov dirige avec énergie et justesse, sans toujours s'attarder sur la beauté sonore, un orchestre national de France discipliné, qui réussit (nationalité du chef oblige!) à mettre dans la "Danse des Esclaves persanes" une énergie sauvage la rapprochant des "Danses Polovtsiennes". Les choeurs (de Radio-France) sont très bien, surtout les hommes, avec un "Dieu d'Israël" magnifique et d'une manière générale toute la première scène. Les femmes devraient projeter davantage.
Dernière remarque: sans vouloir être chauvin, même avec la distribution lettono-géorgienne d'il y a deux ans à Bastille, quel plaisir que d'entendre un français si racé par trois tels stylistes de notre langue!
"Samson et Dalila" de Camille Saint-Saëns en version de concert. Avec Roberto Alagna (Samson), Marie-Nicole Lemieux (Dalila), Laurent Naouri (le Grand-Prêtre) et divers. Choeur de Radio-France, Orchestre national de France,dir. Mikhaïl Tatarnikov. Théâtre des Champs-Elysées, Paris, les 12 et 15 juin.