La semaine dernière se tenait le festival des Amateurs Virtuoses, une bonne trentaine, venus du monde entier. Des "masterclasses" de piano ponctuent ces rencontres, auxquelles quiconque peut assister. J'ai choisi d'aller écouter celle de Claire Désert, consacrée à Debussy et Chopin.
Des amateurs d'impressionnant niveau
Les Amateurs Virtuoses, ce sont ces pianistes que les circonstances de la vie ont fait bifurquer vers tous les métiers possible mais dont le bagage technique et la passion qu'ils ont conservé pour la musique maintiennent, autant que leur emploi du temps le leur permet, à d'impressionnants niveaux. On est parfois triste de ne pouvoir les entendre plus souvent car le temps nécessité par eux pour préparer un concert est un temps mangé sur leurs moments de détente et donc d'autant plus long. De sorte qu'en-dehors du cercle familial et amical le festival est pour beaucoup d'entre eux une des rares occasions de jouer devant un public, tel de vrais concertistes!
Le Debussy des notes, le Debussy des intentions
Les leçons de piano (terme que je préfère mille fois à "masterclass") sont d'une durée d'une heure, à raison de deux pianistes ou deux oeuvres par "professeur". Ce n'est pas énorme, on a juste le temps d'explorer un morceau (oeuvre entière ou mouvement seulement) d'une dizaine de minutes. Claire Désert se frottait à la "Suite Bergamasque" de Debussy et à la "4e Ballade" de Chopin.
Et cela commençait toujours de la même manière: Romain Coharde, ingénieur météorologue strasbourgeois, jouait son Debussy avec beaucoup de goût, Paul Chalumeau, jeune kinésithérapeute rennais, jouait son Chopin, "une de ses oeuvres les plus difficiles" (dixit Claire Désert) avec une virtuosité impressionnante. Une fois cela posé, de mon modeste siège je me disais que la musique était là mais pas TOUTE la musique. Comme si nos musiciens s'arrêtaient (magnifiquement) aux notes et qu'ils demeurassent timides, presque au bord du gouffre s'étendant devant eux, gouffre des intentions à y mettre, de la patte personnelle à y imprimer, de ces arrière-plans d'ombre et de soleil que les immenses virtuoses trouvent avec évidence, sans trahir l'auteur, sans aller contre lui.
La technique donne des pistes
Et c'était cela que Claire Désert allait leur apporter. Resituant un contexte, rappelant que la "Suite Bergamasque" (dont nous étudierons le "Prélude" et dont nous effleurerons le "Menuet") est une oeuvre de jeunesse où tout Debussy est déjà contenu. Il y a donc la fraîcheur, la simple évidence, l'esprit impressionniste, les références constantes aux grands maîtres du clavecin français, Couperin et Rameau et plus tard Debussy écrira un "Hommage à Rameau" Mais ce sont par des moyens purement techniques au départ que Désert donne des pistes, insistant auprès d'un Coharde un peu raide sur la souplesse du poignet, qui induit la souplesse du son ("Le poignet doit respirer"), insistant aussi sur certains accords, dont il faut ouvrir le son ("C'est comme un bouquet de fleurs offert à l'assistance, mais après cet accord on passe à autre chose")
Mille gouttes d'eau, mille nuances
Et tout cela en n'oubliant jamais, avec ces pianistes sublimes qu'étaient Debussy et Chopin, la dimension de piano-orchestre, de piano-monde: ces notes comme des gouttes d'eau cristallines, ce petit thème qui a des sonorités de flûte, cet autre qui est comme un clavecin et au contraire ici une phrase comme un appel de cor...
Ainsi, peu à peu, le jeu de Coharde, très réactif, s'enrichit, se nourrit de mille nuances; le pianiste trouve sa patte, comprend qu'il peut expérimenter, ose se détacher de la partition ou plutôt y trouver (car la précision de Debussy dans ses annotations est imparable) de quoi enrichir notre imaginaire d'auditeur.
Quel chemin suivront les conseils?
"Et c'est évidemment le plus difficile, nous dira Claire Désert, de savoir si les conseils que nous leur donnons, car nous sommes là pour ouvrir des pistes, pousser des portes, créer un cadre, rien de plus, surtout en une heure, si ces conseils vont trouver leur écho et dans combien de temps. Ce temps-là est souvent plus lent qu'avec des élèves "professionnels" parce que leurs sollicitations à eux, de par leur profession différente, ne sont pas les mêmes"
Et bien entendu faut-il aussi que les pianistes les écoutent. Sur un certain point Paul Chalumeau n'en fera qu'à sa tête (nous confia-t-il ensuite): un accord qu'il joue en force et que Désert veut lui faire jouer en douceur (le seul moment où elle sera directive. Mais de mon point de vue elle a parfaitement raison) Il n'empêche: j'avais bien remarqué que Chalumeau avait une main droite remarquable mais qu'on entendait mal sa main gauche, trop fondue, sans que cela altère la belle sonorité d'ensemble.
Chopin, l'art et l'artisanat
Première remarque de Désert: "Chopin disait que la main gauche est le maître de chapelle (sous-entendu: celui qui est l'organisateur de la musique)". Deuxième rappel: "c'est une de ses oeuvres les plus complexes, il y a même un dialogue à l'intérieur de la main gauche elle-même, qu'il faut nourrir" Troisième rappel: "Les premières notes doivent sortir du silence" Et là encore, comme chez Debussy, la moindre notation technique fait sens, au point que nous entendons des "Il a mis un point, non un accent, et cela veut dire quelque chose" Nous rappelant que tout art est un artisanat, fait par l'artiste de toutes petites choses autant que de grands gestes, et qu'il faut, pour être caressé par l'aile du génie, joindre l'infiniment grand (dans l'ambition) à l'infiniment petit (dans les détails)
Le chemin du rêve et de la nostalgie
Désert aura aussi insisté sur la vocalité de Chopin, l'évidence que son piano est un chanteur ou parfois, comme cette "Ballade", un groupe de chanteurs dont l'instrument restitue toutes les voix. Et chapeau bas à Chalumeau, comme tout à l'heure à Coharde, qui intègre aussitôt dans son jeu toutes les suggestions de la pianiste. Lui aussi, après un premier jeu net et sans nuance, trouve ainsi le chemin du rêve, de la nostalgie, de la "romantic attitude", enrichissant même sa spectaculaire virtuosité.
"Une fois que la note est jouée, elle est jouée" (Désert) "Oui, on ne peut plus rien pour elle" (Chalumeau) Sauf à lui donner une soeur, comme les gouttes d'eau d'une rivière, semblables, autrement.
Claire Désert: leçon de piano à Romain Coharde ("Suite Bergamasque" de Debussy) et à Paul Chalumeau ("4e Ballade" de Chopin). Hôtel Dosne-Thiers, Paris, le 1er juin.