A l' Opéra-Comique, une "Nonne sanglante" de Gounod pas assez sanglante mais musicalement passionnante

La nonne, sanglante ici (Manon Lebègue), avec Rodolphe (Michael Spyres) et les spectres C) Pierre Grosbois

Le titre de cette "Nonne sanglante" de Gounod, mise en scène par David Bobée, nous excitait déjà depuis des mois, depuis la présentation du programme de l'Opéra-Comique. Cela aurait pu être le titre d'un de ces films "gore" italien de série B signés Mario Bava ou Dario Argento, si méprisé dans les années 70 et qui ont les honneurs de la Cinémathèque aujourd'hui. Avec cette question: le brave Gounod serait-il capable de nous faire frissonner? La réponse est: plutôt oui, aidé qu'il est par une distribution de grande qualité. Mais c'est moins sanglant du côté de la mise en scène....

La "Nonne sanglante", une sacrée découverte!

Il y a toujours des invités-vedettes les soirs de première: à la "Nonne sanglante" c'était Béatrice Dalle, venue voir le travail de son metteur en scène de "Lucrèce Borgia", David Bobée. Dalle y avait entraîné son ex-compagnon Joey Starr, accompagné, lui, de Karine Lemarchand. On n'a pas réussi à les repérer à la fin, pour savoir s'ils avaient partagé l'enthousiasme (on se doit de le dire) des spectateurs de l'Opéra-Comique. Enthousiasme qui englobait le travail de Bobée (par lequel je suis moins convaincu) mais qui s'adressait d'abord aux artistes (et là je suis d'accord)

Rodolphe (M. Spyres) tiraillé entre Agnès (V. Santoni) et la nonne (M. Lebègue) devant Moldaw et Luddorf (L. Bertin-Hugault et A. Heyboer) C) Pierre Grosbois

Aux artistes et surtout, sans doute, au père Gounod. Car c'est une sacrée découverte que cette "Nonne sanglante" complètement oubliée, qui précède de cinq ans le célébrissime "Faust" et de dix ans "Roméo et Juliette". Mais qui, de mon point de vue, les surpasse par le souffle que Gounod lui imprime, renouvelant constamment sa musique, variant les climats, multipliant les trouvailles d'orchestre au point que, si on compare cette Nonne à "Faust" (opéra qui, lui, fourmille de morceaux de bravoure), on se dit souvent que cela ne sonne pas comme du Gounod, au moins le Gounod que l'on connait, que l'on croit connaître.

Un opéra très injustement oublié

Et dire, en même temps, que c'est un Gounod qui a la fougue de la jeunesse tomberait à plat: Gounod n'avait que 40 ans quand il écrivit "Faust" Non, c'est qu'il y a le miracle d'une inspiration qui ne se relâche pas. Du coup on pourrait imputer l'oubli dans lequel est tombée cette "Nonne sanglante" à la médiocrité de ses vers de mirliton. Sauf que, dans les opéras de cette époque-là, c'était assez monnaie courante.

La nonne pas sanglante (Marion Lebègue) et son couteau pas (encore) sanglant C) Pierre Grosbois

Mais nos ancêtres étaient frileux. Et le thème avait inquiété sans doute les âmes sensibles. Surtout la référence au "Moine", le roman gothique de M.G. Lewis. Mais dans ce "Moine" tenté par le démon, l'histoire de la nonne sanglante ne tient que peu de place, en comparaison des viols, incestes et autres péchés de chair, meurtres et parricides...

Dans une Bohème de convention où s'affrontent deux familles, les Moldaw et les Luddorf, le moine ascète Pierre l'Ermite appelle celles-ci à se réconcilier pour faire désormais la guerre à un ennemi commun, lors de la prochaine croisade... Et pour sceller la dite réconciliation, Agnès, la fille de Moldaw, épousera Theobald, l'aîné des Luddorf. Mais Agnès est amoureuse de Rodolphe, le cadet, qui le lui rend bien. Tous deux décident de s'enfuir le soir même, Agnès, sous les voiles de la Nonne sanglante dont le fantôme apparaîtra à minuit, semant la terreur.

Meutres, fantômes et coups de couteau...

Mais c'est la véritable nonne sanglante que Rodolphe (tout de même un peu benet) confondra avec Agnès; et la nonne, après lui avoir jeté un sort, va lui faire jurer de venger le suborneur qui la poignarda jadis. Un Rodolphe consterné qui a appris entre-temps que son frère Théobald a été tué (ce qui n'a pas l'air de l'émouvoir plus que ça) mais surtout que l'assassin de la nonne sanglante est...

La confrontation du père, Luddorf (André Heyboer), et du fils, Rodolphe (Michael Spyres), devant Pierre l'Ermite (Jean Teitgen) C) Pierre Grosbois

Je ne vous le dirai pas. Mais le deviner n'est pas très difficile! Les deux amants finiront par sceller l'union des deux familles, malgré les drames qui les ont endeuillées. Avec ce bric-à-brac, Gounod, je l'ai dit, écrit une musique où l'on sent, dès le début, que c'est le fantastique allemand qui l'inspire (celui du "Freischütz" de Weber) en même temps que le "grand opéra à la française" dont il fait ici une sorte de condensé, souvent à la limite du pastiche, mais sans jamais y tomber...

Une Jodie Devos délicieuse et le travail de Laurence Equilbey

Bref (contrairement à "Faust" qui, évidemment, se prend très au sérieux) c'est un opéra d'une vivacité de plume et d'un mélange des styles qui pourrait verser dans le patchwork et qui réussit pourtant à être d'une étonnante unité: duos d'amour, déclamations solennelles de Pierre l'Ermite qui sont comme des airs religieux, chansons à boire légères et enlevées (à travers le personnage d'Arthur, le page de Rodolphe, dont Jodie Devos fait un délicieux personnage à la voix pétillante et aux aigus cristallins), choeurs solennels des familles guerrières qui pétaradent comme des tirs de mousquets, et orchestration pleine de crescendos (aux cordes) pour marquer les arrivées successives de la nonne sanglante et de ses compagnons les spectres, avec des timbales qui s'en donnent à coeur joie -parole, on n'a jamais entendu autant de coups de timbales dans une oeuvre depuis très longtemps!

Rodolphe (Michael Spyres) devant Agnès (Vannina Santoni) C) Pierre Grosbois

Bien sûr c'est du "fantastique" de 1855. Un Moussorgsky dans "Une nuit sur le Mont chauve" ira encore plus loin. Et même le Berlioz de la "Symphonie fantastique" trente ans avant. Mais Gounod a moins de génie que Berlioz. Laurence Equilbey, avec un Insula Orchestra de haute tenue, mène très bien cette montée en puissance du fantastique, après un début fougueux mais manquant un peu de flamme. Et généralement, tout de même, de tendresse dans les passages qui en requièrent. Elle veille cependant aux équilibres et les choristes d' Accentus sont exemplaires (les hommes surtout, les plus sollicités)

Michael Spyres, un très grand ténor à découvrir

Distribution de grande qualité aussi d'où émergent Jodie Devos, je l'ai dit, et Michael Spyres. Le ténor américain, pas encore si connu, sera pour beaucoup une révélation. Il approche de la quarantaine, s'est formé peu à peu dans une famille de musiciens au fond du Missouri; idolâtre l'opéra français qu'il chante avec un phrasé magnifique, une diction parfaite (ses modèles sont Alain Vanzo et Georges Thill!), une ligne de chant impeccable, y compris dans les aigus meurtriers que lui demande Gounod, d'autant que Rodolphe est constamment en scène! Et il réussit par ailleurs à le rendre touchant. Spyres recevra du public une ovation méritée.

Le groupe des paysans avec Fritz (Enguerrand de Nys) et Anna (Olivia Doray) en tenues de paysans C) Pierre Grosbois

La qualité des autres rôles

La Nonne de Marion Lebègue nous régale de son timbre profond de contralto. Je suis plus réservé avec l'Agnès de Vannina Santoni qui a du mal avec la tessiture très large d'Agnès (son costume très laid et sa coiffure, en tresse à la Ioula Timochenko, ne l'avantagent pas non plus), et dont les aigus n'ont pas la pureté dont elle est capable. André Heyboer est un beau Luddorf, qui manque un peu de projection dans ses graves, Jean Teitgen est un noble Pierre l'Ermite, et c'est cette noblesse à la voix presque "blanche" (peu d'intonations) qui le rend inquiétant. Luc Bertin-Huguault, Enguerrand de Nys, Olivia Doray: rien à dire, sinon qu'il faut les citer, comme les trois "sortis" d'Accentus, messieurs Chaumien, Neyer, Eveno, très bien.

Une mise en scène qui n' "ose" pas assez

Reste une mise en scène pour nous rendre cette histoire échevelée plus échevelée encore et... ce n'est pas ça. Non que le travail de David Bobée démérite mais on a l'impression qu'il n' "ose" jamais. C'est une mise en scène d'homme de théâtre qui réussit très bien les mouvements de foule et les déplacements des personnages sur cette scène de toute façon trop étroite (il y faudrait l'ampleur de l'Opéra-Bastille) mais qui croit rendre le lugubre en habillant les personnages de cuir noir (façon "gothic", black blocks ou hell's angels) et en projetant des zigouigouis hologrammiques noirs pour rendre les nuits sans lune, dans un décor pas assez écrasant, même si l'apparition des spectres sans visage est assez réussie.

La nonne sanglante (Marion Lebègue) devant les spectres C) Pierre Grosbois

Où est le sang de la nonne sanglante?

A telle enseigne qu'à l'entrée de la nonne sanglante on cherche le sang sur elle. On voit enfin (problème de lumière?) trois pâles coulures orner sa tunique blanche. Dans ses apparitions suivantes (belle idée que de la voir arpenter la table du banquet, invisible sauf de Rodolphe!) le sang a parfois disparu, alors qu'on attend, pour nous pétrifier, "Shining". Ou les flamboyances rouge et or d'un Delacroix dans l' "Assassinat de l'évêque de Liège" (visible à l'exposition du Louvre), qui, d'un trait, sait capter l'horreur d'un vivant regardant sa propre mort dans les yeux de son meurtrier.

Et même, simplement, l'atmosphère de la très belle affiche où une femme, l'oeil droit dont il ne reste que la peau opaque et l'oeil gauche clair et glacé au-dessus de la bouche rouge sang, nous met dans l'état de malaise que nous attendions.

"La nonne sanglante" de Charles Gounod, mise en scène de David Bobée, direction musicale de Laurence Equilbey, Opéra-Comique, Paris, les 4, 6, 8, 12 et 14 juin à 20 heures, 10 juin à 15 heures.