A l'Opéra-Bastille, une soirée Ravel-Puccini très réussie, en hommage à l'opéra-bouffe

"Gianni Schicchi": Elsa Dreisig, Vittorio Grigolo C) Svetlana Loboff , Opéra de Paris

....Et une double mise en scène tout aussi réussie de Laurent Pelly, qui a déjà quatorze ans mais qui n'a pas vieilli. Deux oeuvres d'une heure chacune, "L'heure espagnole" de Ravel, "Gianni Schicchi" de Puccini, ne cherchez pas non plus le rapport, il n'y en a pas. Sinon que depuis près de cinquante ans on a pris l'habitude dans l'honorable maison de les jouer ensemble, et c'est leur troisième mise en scène...

Les amours de Concepcion

"L"heure espagnole" était qualifiée par Ravel de "comédie musicale". Comédie, oui, et musicale, encore plus. Elle conte les déboires amoureux de Concepcion, femme de l'horloger Torquemada, qui, son mari renvoyé, ("l'étourderie est sans égal, vous souvient-il plus qu'aujourd'hui / Il faut aller régler comme chaque jeudi, les horloges municipales?), attend son amant Gonzalve, un poète bellâtre, reçoit son soupirant, le riche banquier Inigo Gomez et, aussi déçue par l'un que par l'autre, portera enfin ses regards vers le costaud muletier Ramiro, transporteur d'horloges catalanes qui, pour lui, sont des fétus de paille, car "Vraiment cet homme a des biceps/ Qui dépassent tous mes concepts".

Sur l'escalier Nicolas Courjal (Inigo), Philippe Talbot (Torquemada), Clémentine Margaine (Concepcion), St. de Barbeyrac (Gonzalve). A droite Jean-Luc Ballestra (Ramiro) C) Svetlana Loboff, Opéra de Paris

Un texte de Franc-Nohain joyeusement loufoque

On doit la vivacité joyeuse et loufoque du texte au poète Franc-Nohain, un peu oublié sinon, pour les plus âgés, qu'il est le père de Jean Nohain, un des pionniers de la télévision. Ce texte de Franc-Nohain est formidable car il est composé des vers que d'autres qualifieraient de mirliton, vers d'une invention constante (et ce n'est pas si facile) et d'une fantaisie absurde qui, de plus, correspond si bien à l'humour pince-sans-rire de Ravel.

Les amants dans l'horloge

A commencer par l'idée formidable de mettre, le gentil (et naïf, enfin, peut-être pas tant que ça!) mari revenu, les amants non pas dans le placard mais dans l'horloge, ce qui donne lieu à un petit ballet que Pelly, on s'en doute, orchestre avec une exquise habileté. Le décor (de Florence Evrard et Caroline Ginet) est un bric-à-brac, et d'abord d'horloges de toutes sortes qui, comme dans "La cantatrice chauve" de Ionesco, sonnent quand elles en ont envie. Il y en a même une dans le tambour de la machine à laver! Ce genre de trouvaille met en joie, comme les éléments dispersés qui, forcément, sont des clichés de l'Espagne: des éventails, une guitare, des Saintes Vierges scintillantes, un énorme taureau empaillé (dans une horlogerie!), des fleurs rouges qui finiront dans les cheveux du muletier, offertes par sa belle et symbole de son triomphe.

La révolte poétique des objets

Mais il y a mieux: de très jolies références de la part de Pelly, à travers un capharnaüm d'objets de toutes sortes qui, eux aussi, vivent leur vie propre, à l'autre chef-d'oeuvre de Ravel, "L'enfant et les sortilèges" où justement, les objets se révoltent (il y a même dans "L'enfant..."... une horloge comtoise!) et se découvrent une autonomie.

Parmi tous ces objets saurez-vous retrouver Ramiro (Jean-Luc Ballestra)? C) Svetlana Loboff

Or "L'heure espagnole", du point de vue musical, est comme une répétition de "L'enfant et les sortilèges", un peu plus "pastiche" (et d'abord pastiche espagnol!) un peu moins profondément poétique, sans chercher trop à donner des couleurs aux voix, mais simplement du caractère. Philippe Talbot, en discret mari, manque de puissance et de projection mais il est joliment le personnage. Jean-Luc Ballestra, le muletier serviable (car "Tout muletier a dans son coeur un déménageur amateur"), use parfaitement d'un timbre sans personnalité particulière et sa diction est excellente, outre qu'il a la séduction souhaitée.

Margaine très en voix

Nicolas Courjal est un Inigo amusant, Stanislas de Barbeyrac, dont la puissance et la beauté vocale sont enthousiasmantes, est tordant avec ses longs cheveux noirs, le poil avantageux, pantalon rose et chemise orangée, et qui, au lieu d'honorer sa maîtresse, voit en ses moindres phrases prétexte à sonnet, poème ou chanson.

"Oh! la pitoyable aventure!" chante Concepcion. "Et faut-il que de deux amants / L'un manque de tempérament / Et l'autre à ce point de nature" (car Inigo est resté coincé dans l'horloge...) En Concepcion Clémentine Margaine a dompté sa nature, la voix est parfaitement placée, la ligne de chant sans reproche, la projection exemplaire. Je lui reprocherai seulement de manquer de fantaisie, que sa Concepcion soit un peu trop "Carmen" et pas assez "Belle Hélène", avec le second degré qu'il faut.

Clémentine Margaine-Concepcion (en haut), Philippe Talbot-Torquemada (en bas), Jean-Luc Ballestra-Ramiro (à côté) C) Svetlana Loboff, Opéra de Paris

Un Puccini satirique

Et l'on est ravi à la fin de l'heure (espagnole) que Pelly ait pris non au sérieux mais avec sérieux cette aventure dont il fait beaucoup plus qu'une pochade.

Ravi aussi du travail sans doute plus facile que Pelly réalise pour "Gianni Schicchi". Oeuvre d'un Puccini tardif, inclus habituellement dans un ensemble appelé "Le Tryptique", ensemble un peu disparate qui comprend aussi "Il Tabarro" et "Suor Angelica". Le "Tryptique" fut créé en 1918 au "Met" de New-York, six ans avant la mort de Puccini.

Gianni Schicchi est un personnage de Dante, envoyé aux Enfers pour avoir remplacé un mort. Puccini en fait une satire ironique et de Schicchi un personnage d'escroc sympathique.

Conversation en musique autour d'un mort

On est autour du lit de mort de Buoso Donati, que veillent divers membres de sa famille. Celle-ci joue d'autant mieux la douleur de la perte qu'il y a un bel héritage à la clé. Mais horreur! on apprend que Buoso a légué toute sa fortune aux moines d'un couvent voisin. Comment faire? On fait appel à Gianni Schicchi, dont la fille Lauretta est amoureuse de Rinuccio, le neveu de Buoso. Schicchi, évidemment, trouvera un stratagème... qui, évidemment, le servira d'abord. Tels seront pris qui croyaient prendre, à l'exception des amoureux, dont le mariage sera célébré.

"Gianni Schicchi", la famille autour du mort C) Svtetlana Loboff

C'est du Puccini virtuose, toute la première partie est une "conversation en musique" où les voix commentent, dialoguent, se mêlent, en courtes interventions sans relâche, et l'on sait combien c'est difficile pour les chanteurs, cette attention constante pour lancer trois mots, six mots, en étant sur la bonne note. L'apparition de Schicchi ne ralentit pas le rythme mais Schicchi a plus à chanter, comme Rinuccio, le neveu, dont le rôle est confié la plupart du temps à un ténor qui "assure".

"O mio babbino caro" dans son vrai contexte

On est ravi aussi d'entendre l'air de Lauretta qui est au répertoire de toutes les sopranos, le fameux "O mio babbino caro" (O mon petit papa chéri), mais cette fois dans son vrai contexte: donc pas du tout un air mélancolique d'amoureuse transie comme elles le font souvent, mais celui d'une jeune fille pleine de malice qui fait exprès de jouer le désespoir sentimental pour mieux amadouer son père, car Schicchi, comme la famille de Rinuccio, voit dans l'union des amoureux la réunion de deux familles qui n'ont rien à partager. Elsa Dreisig est une exquise Lauretta, voix ravissante dans tout le registre, tenue de la ligne musicale, juste équilibre des sentiments.

Les inventions de Laurent Pelly et une belle troupe de chanteurs

Pelly réutilise une partie des meubles de l' "Heure espagnole" pour créer un intérieur toscan très "faux buffet Henri II", lourd et bourgeois. Jolie idée aussi que d'avoir "silhouetté" la ville de Florence et ses tours avec les mêmes armoires et buffets en contre-jour. L'action, qui est censé se passer au Moyen Âge étant, on l'aura compris, transposé à l'époque de Puccini.

Zita (Rebecca De Pont Davies) et les amoureux Lauretta et Rinuccio (Elsa Dreisig et Vittorio Grigolo) C) Svetlana Loboff, Opéra de Paris

Les chanteurs forment une vraie troupe. On y aura remarqué Isabelle Druet, complice des "Brigands", Emmanuelle de Negri, plus habituée du répertoire baroque, en Nella, nièce du mort. Le Rinuccio de Frédéric Antoun est très bien, mais vous ne l'entendrez pas, il ne chantait que le jour de ma venue, c'est Vittorio Grigolo qui tient le rôle les autres soirs. Excellent Arthur Rucinski en Schicchi: autorité, sarcasme, voix bien sonore, le baryton polonais fait un florentin parfaitement crédible, peut-être, mais la mise en scène ne l'y aide pas, pourrait-on davantage sentir l'humiliation d'un paysan qui le conduit à se venger des bourgeois.

L'esprit des heures du Sud

Maxime Pascal fait briller l'orchestre de tous ses feux malgré une tendance à jouer trop fort. L'esprit de Ravel est vraiment là, peut-être aurait-on pu mettre davantage en relief ses raffinements instrumentaux, quand ils ne sont pas au détriment des interventions vocales. Et il y a aussi une volonté de "fondre" les parties de Puccini, sans assez insister sur ses originalités rythmiques.

Peccadilles! Cette heure espagnole comme celle heure italienne nous fait du bien.

Soirée Ravel ("L'heure espagnole") - Puccini ("Gianni Schicchi"), mise en scène de Laurent Pelly, direction musicale Maxime Pascal. Opéra- Bastille, Paris, les 30 mai, 2, 8, 12 et 14 juin à 19 heures 30, 27 mai et 17 juin à 14 heures 30.