L'orchestre de chambre de Paris avait invité Fazil Say et faisait en même temps sa conférence de prochaine saison; les deux n'ayant aucun rapport! Mais c'était l'occasion pour moi de reprendre contact avec cet artiste auquel j'avais consacré il y a plus de deux ans une de mes premières chroniques. Et qui, ce soir, comme il y a deux ans, se révélait comme pianiste et comme compositeur.
L'acquittement d'un tribunal turc
Et bien sûr tout est musique mais parfois, comme dans le cas d'un Fazil Say, il doit y avoir autre chose. Tout était musique, oui, le temps du concert, le temps d'un Beethoven touché par la grâce, et cela aurait pu suffire. Mais en commençant cet article, je me suis dit légitimement: où en est-il? Où en est Fazil Say par rapport à son pays, la Turquie, à un pouvoir qui n'a pas beaucoup évolué en deux ans, toujours droit dans ses bottes? Rien dans le programme, rien dans l'interview de Say qu'il contient (j'y reviendrai). Rien sur le Net. Si, très important, car la chronique que j'évoquais date de janvier 2016: en septembre suivant un tribunal d'Istanbul l'acquittait de l'accusation de blasphème. En décembre, Say obtenait le "Prix Beethoven des Droits de l'Homme, de la Paix, de l'Intégration" décerné par l'académie Beethoven de Bonn. Rien d'autre.
Paix armée?
Le 3e concerto de Beethoven
Dans la belle introduction, nette, tranchante, rigoureuse, toute classique mais où le romantisme pointe le nez, on aime que le chef, Douglas Boyd, mette en relief les deux aspects de ce concerto, où Beethoven sort vraiment du corps de Mozart (plus encore que de Haydn). Boyd est un chef qui sait où il va, et fait passer ses conceptions à un orchestre soigné, où les cordes pourraient être encore plus fluides et les violons plus souples de son. Climat chambriste, simplicité, et voilà Say qui entre en scène, trois gammes ascendantes d'une clarté parfaite et aussitôt des nuances dynamiques, un jeu de couleurs, avec une inventivité qui ne s'épuise jamais.
De subtiles nuances de toutes sortes
Et il joue justement les multiples visages de ce concerto qui glisse, à travers une structure héroïque, presque symphonique, une infinité de variations de toute sorte, le piano fondu dans l'orchestre comme un instrument supplémentaire (et Say le fait admirablement), le piano dans des variations exquises à la Mozart, le piano dans des phrases impérieuses et grandioses puis reprises en demi-teinte, presque sourdement. Et à chaque fois Fazil Say trouve un nouveau climat, met en relief une note, avec des pianissimi (si difficiles à réussir par n'importe quel pianiste) superbes. Oui, ce qu'on appelle relancer - l'intérêt autant que la phrase musicale- constamment, comme si aussi, pour des gens comme moi qui l'ont si souvent entendu, ce concerto, apparaissait non pas neuf mais lavé à grande eau, rutilant de fierté et d'éclat... beethovénien.
La cadence est du pur Fazil Say, ce fou de jazz: son Beethoven devient Bach, résiste de justesse à évoluer en Theolonius Monk.
L'originalité d'un pianiste
Le si poétique et mystérieux mouvement lent est tout aussi véloce, inattendu, et toujours juste, c'est l'orchestre qui, lui, est un peu trop emphatique. Mais qui tient, en fait, les rênes beethovéniennes: la partie orchestrale donnera le corpus des symphonies. Le piano, lui, poursuivra sa route dans la forêt des sonates, avec encore deux concertos, l'un intime (le 4), l'autre grandiose (le 5, l' "Empereur"). Le rondo final a un aspect dansant, mozartien, le Mozart sombre, et Fazil Say, avec la beauté de toucher dont il est capable, réunit un instant les ombres des deux hommes.
Et puis, dans cette gourmandise qui est la sienne, ce drôle de balancement pour trouver son équilibre quand il joue seulement de la main droite, a-t-on jamais vu un pianiste, quand il ne joue pas du tout, accompagner le chef de la main comme s'il renforçait sa battue?
Camille Thomas, jeune violoncelliste brillante
C'était ensuite le Fazil Say compositeur. Et nous avions l'honneur de la création mondiale d'un concerto pour violoncelle. Oeuvre d'ambition, de la taille du concerto de Schumann ou de ceux de Haydn, très bien défendu par Camille Thomas, une des nouvelles étoiles de notre école de violoncelle.
Camille Thomas qui a d'abord à défendre une longue mélopée, aux sonorités anatoliennes, sans d'ailleurs que Fazil Say cite explicitement une mélodie de sa région. C'est "dans l'esprit", comme est le traitement du violoncelle dans l'esprit de l'oud, ou dans le frappement des cordes et Thomas y montre, comme le dit Say, un vrai "sens du chant". L'orchestre, quand il intervient, nous ramène vers des territoires plus cinématographiques, plus convenus sans doute, même si toujours très agréables à entendre, entre Bernard Herrmann, le musicien de Hitchcock, et Khatchatourian, l'Arménien. Orchestre parfois trop sonore, trop profus, qui couvre l'instrument soliste (c'est la faute du compositeur), avant une autre mélodie du Caucase, des touches africaines ou une modernité à la Jolivet.
Elégie du violoncelle dans un climat sombre
Le deuxième mouvement est le plus beau, élégie grave du violoncelle en forme de déploration. Fazil Say dit l'avoir composé "en songeant aux conséquences du terrorisme". La déploration va s'amplifier peu à peu jusqu'à faire résonner les cris des cuivres, les coups brusques des tambour comme des tirs de balles, des coups de feu, pendant que se poursuit l'intense marche du violoncelle. Terrorisme? Bataclan? Echo des émeutes turques et des répressions du pouvoir?
Say restera muet là-dessus. N'ira pas plus loin dans le commentaire. Et comme pour détourner encore plus l'attention, le troisième mouvement, le moins réussi, nous entraîne dans une sorte de régénérescence tropicale où l'on entend des chants d'oiseaux, une agitation de percussions comme des coquillages que l'on secoue, un orchestre toujours trop riche qui nous dévie vers le Brésil, une sorte de Brésil caucasien qui perturbe et même m'a fait décrocher après la belle émotion précédente. Un concerto réussi aux deux tiers mais la découverte de Camille Thomas, impeccable jusqu'au bout.
Un Haydn de style galant
L'orchestre seul jouera ensuite l'ambitieuse (une demi-heure) 86e symphonie de Haydn, une des "Parisiennes" car commandées par un Français, le comte d'Ogny, franc-maçon. Douglas Boyd soigne les articulations, la cohésion du groupe, cisèle les attaques. Il y a encore du travail sur la rondeur des cordes, les fortissimi, brutaux. Comme souvent ce sont les vents qui sont les meilleurs (jolie flûte) Et il y a vraiment, d'un bout à l'autre, un travail de direction, d'un chef qui sait où il va, ne lâche rien, construit quelque chose, d'un point de vue musical davantage que spirituel ce qui n'est pas mal non plus.
A part cela, mais c'est mon goût, je n'ai jamais été très sensible à Haydn, qui est un superbe technicien mais dont je trouve le sens mélodique bien pauvre. Dans le mouvement lent il y a quelque chose de mozartien, une tendresse, des ombres, des trouvailles orchestrales, on s'imagine chez le prince dans l'éclat des chandelles. L'Allegretto est galant, les bois de qualité. Dans le final Boyd "fouette" ses musiciens, ça pétarade et ça s'éclaire. Le prince est satisfait, les laquais allument les lustres. Haydn se retire en saluant.
Orchestre de chambre de Paris, direction Douglas Boyd. Beethoven: concerto pour piano n°3 (soliste Fazil Say). Fazil Say: Never give up, concerto pour violoncelle (création mondiale) (soliste Camille Thomas). Haydn: Symphonie n° 86. Théâtre des Champs-Elysées, Paris, le 3 avril
La saison des 40 ans de l'orchestre de chambre de Paris
Pour ses quarante ans l'orchestre de chambre de Paris proposera d'abord un concert-anniversaire le 19 septembre au Théâtre des Champs-Elysées (Mozart, Ravel et Britten ainsi qu'une partition pour ténor et orchestre d'Arthur Lavandier, compositeur associé). Au fil d'une saison partagée entre le Théâtre des Champs-Elysées et la Philharmonie de Paris, on relèvera parmi les solistes invités les violoncellistes Victor Julien-Laferrière ou Alina Weilerstein, les pianistes Lars Vogt ou Momo Kodama, le violoniste Christian Tetzlaff ou le flûtiste Emmanuel Pahud.
D'autres invités de prestige, Sonya Yoncheva dans le "Stabat Mater" de Rossini, Stéphanie d'Oustrac dans une soirée Mozart, Fabio Biondi dans un programme de musique baroque française. Le 150e anniversaire de la mort de Berlioz sera fêté par le rare "Enfance du Christ" le 12 janvier et par des encore plus rares "Mélodies irlandaises" orchestrées par Arthur Lavandier et chantées par Karine Deshayes.
Enfin après avoir dirigé du piano les concertos de Beethoven, François-Frédéric Guy s'attaque à une performance plus périlleuse encore avec... les concertos de Brahms (4 octobre et 24 avril), donnés à chaque fois en miroir avec un concerto de Mozart. On demande à entendre, l'orchestre de Brahms n'étant pas vraiment facile à dompter: la seule expérience que nous en avons étant Andras Schiff jouant et dirigeant le "2e concerto" et ce n'était pas tout à fait concluant...