Des oeuvres rares car il y faut un quatuor de haut vol: les "Liebesliederwalzer" de Brahms. Quatuor vocal, soient une soprano, une mezzo, un ténor, un baryton-basse. Et deux pianistes accompagnateurs, sur un seul piano. C'était, l'autre soir, avec Natalie Dessay, Karine Deshayes, Werner Güra et Laurent Naouri, Philippe Cassard et Cédric Pescia, un ravissant concert intime dans la grande salle, deux mille quatre cents places, de la Philharmonie de Paris...
Un concert intime de 2400 personnes
L'ironie est facile. Mais ces lieder sont évidemment faits pour être chantés en petit comité, avec un groupe d'amis tout autour, ou dans un salon de taille humaine. Seulement voilà: une affiche si prestigieuse pour des oeuvres si rarement données nécessitait ce qu'on fait de plus grand. Pour ma part, faisant partie des heureux élus (pas seulement de la presse!), je n'avais pas à me plaindre. Je ne sais ce que ressentait vraiment les spectateurs du dernier rang du dernier balcon, regardant comme une vignette les quatre chanteurs et le piano près d'eux.
Valses de l'amour
"Liebesliederwalzer": ces mots-valise de l'allemand! "Chants d'amour en forme de valse" nous dit Hélène Cao dans son texte de présentation. Non "valse amoureuse chantée", non "Amours chantées et valsées". L'éditeur, Simrock, avait présenté l'oeuvre comme une partition de piano à quatre mains, pensant mieux la vendre, alors que Brahms avait noté scrupuleusement avant chacun des 18 morceaux le poème qui lui correspondait.
Poèmes brefs, poèmes populaires, venus aussi de Russie, de Hongrie ou de Pologne, et qui se chantent comme une immense valse de vingt minutes. Le plus souvent à quatre voix, parfois les deux hommes, parfois les deux femmes, une fois le ténor seul.
La maison du Danube et la fille aux joues roses
"Veux-tu vivre ce triste amour, jeune fille?". Et les deux hommes de répondre: "Oh! femmes, vous qui dispensez la volupté". On dit à sa belle: "Ne laisse pas éteindre la belle flamme de notre amour", on décrit "cette maison du Danube avec la fille aux joues roses". On fait des sentences: "Le serrurier forge des milliers de verrous pour fermer la bouche aux méchantes langues (qui nous reprochent notre amour)". Il y a une grâce merveilleuse dans le chant 17 (celui du ténor) que Werner Güra rend superbement, du mystère dans le dernier, de la véhémence dans le 11 ("Non, impossible de s'entendre avec ces gens!") et Dessay y excelle. Dans le 13, à propos d'un oiseau, "le coeur cherche un coeur où se poser" et les deux voix de femmes s'harmonisent délicatement. Le 7 est noté "pour soprano ou alto": c'est Karine Deshayes qui s'y colle, avec des couleurs à la Christa Ludwig.
De la vraie poésie populaire
Il ne faut pas chercher dans ces textes la grande littérature de certains poètes allemands. Ce sont des sentiments simples, les jeunes filles sont mutines, les garçons brûlent et soupirent, on se tient la main mais, quand on est entre hommes, on rêve aux délices promises par ces créatures à la bouche parfumée. L'oeuvre plaira tant que Brahms composera un deuxième recueil, les "Nouveaux lieder", quinze seulement. Entretemps la fille de Clara et Robert Schumann, qu'il espérait épouser, se donne à un autre. Le ton change, il y a plus de lieder pour voix seule, l'amertume est plus présente: "A chaque doigt je portais des bagues offertes par mon tendre fou de frère; mais je les ai données à ce beau garçon qui était un vaurien" chante Natalie Dessay en vraie comédienne.
Dessay la comédienne
C'est elle qu'on attendait surtout, pas seulement parce qu'elle est la plus "star" du quatuor; mais parce qu'elle a un peu déserté le monde du classique et que ses dernières interventions, brèves (voir mon article sur le disque Mendelssohn de Philippe Cassard, où elle chante un lied), n'avaient pas convaincu. La voix est là, se cherchant un peu au début, et puis se déployant, et alors Dessay, sûre d'elle enfin, sûre de son instrument, de son potentiel, devient joueuse, s'amuse, et, du doigt, du regard, d'un geste du bras ou de l'épaule, cherche la meilleure intonation, la meilleure attaque, et comment, du mieux possible, faire vivre le sentiment.
Werner Güra est le plus à l'aise. Cette voix claire, parfaite, supérieurement projetée, vit ces lieder qui font partie de lui, de sa culture, de sa respiration. Karine Deshayes est plus discrète, équilibrant sa ligne vocale pour la fondre parmi ses partenaires, mais en prenant soin qu'on l'entende exactement. Elle y parvient, la voix épouse celle de Dessay au point, d'ailleurs, qu'au début on pourrait croire qu'elles ont échangé leurs tessitures. Ce que fait Deshayes est du grand art.
"Brahms, il écrit des valses?"
Il faut souligner combien ces chanteurs trouvent, sans forcer, une complicité, eux qui sont des solistes avant tout. Et cela se fait naturellement, musicalement. Avec, cependant, un Laurent Naouri moins présent, par timidité peut-être, alors que la voix porte parfaitement dans les duos et dans le solo "Tes yeux noirs qui me regardent..." Et l'on entend alors la puissance de son timbre.
C'est Cédric Pescia qui a, au piano, la mélodie, la partie la plus brillante. Les merveilleuses "16 valses opus 39" avaient ouvert le concert, qui eût été trop bref sinon: les deux pianistes, à quatre mains, et là Cassard à la mélodie, tous deux l'élégance et la bonhomie mêmes! Le critique Eduard Hanslick s'était étonné: "Brahms, le sérieux, le taciturne, le protestant, il écrit des valses?" Mais Brahms était devenu viennois, cela s'appelait l'effet de Vienne.
Oui, et même des chants tziganes...
En bis, deux "Chants tziganes" où Dessay a la jolie idée de faire se retourner la troupe vers les spectateurs qui, à la Philharmonie, sont derrière la scène. Nous aurons donc vu les chanteurs de dos pendant quelques minutes. Le fondu des voix n'en souffrait pas.
Concert Brahms: 16 valses pour piano à quatre mains opus 39, Liebesliederwalzer opus 52, Neues Liebesliederwalzer opus 65. Natalie Dessay, soprano, Karine Deshayes, mezzo, Werner Güra, ténor, Laurent Naouri, baryton-basse, Philippe Cassard et Cédric Pescia, piano. Philharmonie de Paris le 23 janvier.