Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak sortent un CD (Warner Classics) : c'est un Massenet très rare, "La Navarraise", que l'on redécouvre avec eux. Et pas du tout une oeuvre de second ordre...
Alagna, un découvreur
Il faut d'ailleurs et d'entrée remercier notre ténor national qui n'hésite pas à mettre sa notoriété (et accessoirement sa voix d'or) au service de partitions oubliées, souvent de notre patrimoine. On se souvient qu'il n'avait pas hésité à aller chanter au festival de Montpellier le "Fiesque" de Lalo, c'était du temps d'Angela Gheorghiu qui devait être sa partenaire et qui, elle, avait renoncé au dernier moment. Un CD est plus facile. Et voici donc aujourd'hui l'Anita de Kurzak, "la Navarraise", amoureuse d'Araquil, sergent de Biscaye.
La reine Victoria a aimé!
Etrange "Navarraise"! On se dit "c'est un Massenet de jeunesse" pour être si inconnu de nous. Pas du tout: un Massenet de la maturité, juste après "Thaïs" (1894), qui fut créé à Londres, y connut un vif succès (George Bernard Shaw, alors critique musical, en fit état) au point d'être représenté dans la foulée au château de Windsor devant la reine Victoria!
Etrange "Navarraise"! Ramassée, brutale, réduite, sans débordements, sans développement, à l'ossature du mélodrame, fatalité comprise: 45 minutes pour transformer Anita et Araquil en amants maudits, sous l'autorité d'un père rigide et terrible. Livret de Jules Claretie, futur administrateur de la Comédie-Française, qui ne s'appesantit pas, la plus longue scène, un duo d'amour, dure trois minutes.
"Cavalleria espanola"
Les critiques françaises furent mitigées. Willy, le mari de Colette, trouva les effets bruyants, "clappements des mains, roulements de tambour, battues de cloche, coups de canon, coups de fusils" Il surnomma "La Navarraise" "Cavalleria espanola", en référence à la "Cavalleria rusticana" de Mascagni, qui a cette concision sombre, cette fatale simplicité. Et cette durée de moins d'une heure. A telle enseigne qu'on aimerait les voir monter ensemble, ces deux courtes tragédies.
Une tragédie (presque) contemporaine
On est pendant la guerre carliste de 1874, du côté de Bilbao. Autre étrange idée: prendre comme cadre un épisode de l'histoire contemporaine dont l'Espagne était à peine sortie. L'Espagne qui traversa tant de crises au XIXe siècle, dont ces guerres provoquées (lointainement, vers 1830) par le roi Ferdinand VII qui abolit la loi salique, permettant à sa fille, Isabel II, de devenir reine et privant l'oncle d'Isabel, Carlos, frère de Ferdinand (d'où "carliste"), de monter sur le trône. Comme le régime de Madrid était centralisateur, les révoltes carlistes concernèrent d'abord les régions "périphériques", Catalogne, Pays Basque et Navarre.
Fatalitas!
Voici donc que le carliste Zucarraga a conquis Bilbao, obligeant le général royaliste Garrido à se replier aux alentours. Au milieu du désordre où les soldats blessés reviennent du combat surgit Anita, de la province voisine de Navarre, qui cherche son amoureux, Araquil. Elle implore la Sainte Vierge. Et voici Araquil. Ils s'enlacent. Cela fait deux ans qu'ils s'aiment. C'est ce qu'ils vont avouer au père d'Araquil, Remigio, riche fermier, qui refuse alors de donner son fils à cette "fille de rien" sans fortune ni naissance, à moins qu'elle n'apporte en dot 2000 douros...
Comment Anita va-t-elle, au prix d'un meurtre, gagner les 2000 douros, comment Araquil va-t-il se méprendre sur les intentions de son amoureuse au point de mettre sa vie en danger, comment tout cela finira-t-il dans le sang, la folie et la mort? Ne comptez pas sur moi pour vous le dire. Mais on est à l'opéra et Massenet ne déroge pas aux plus beaux effets, avec cette netteté de trait qui est sa marque de fabrique.
Un Massenet à l'écriture inhabituelle
Mais, et c'est là que "La Navarraise" est une vraie découverte, la "clarté française", cette écriture nerveuse et d'un goût parfait qui fait la réputation du compositeur, laisse place à des effets violents, une écriture sombre, sensible dès le prélude (sur une cellule mélodique magnifique qui reviendra en leitmotiv), où l'inspiration espagnole est mesurée (jamais de folklore, jamais, même, les beaux airs hispanisants d'un Bizet dans "Carmen") même si, justement, "Carmen"!... "Carmen" dont un motif de la "Habanera" est presque repris note à note!
"La Navarraise" regarde vers "Carmen"
Et tout le monde pensait à Mascagni, et personne ne pensait à "Carmen" Alors qu'Emma Calvé, la plus fameuse Carmen de son temps et la créatrice en français de la Santuzza de "Cavalleria rusticana", commanda "La Navarraise" à Massenet et créa le rôle d'Anita. Anita qui est un mélange de Carmen et de Micaela, le tempérament fougueux de l'une et la dévotion humble de l'autre.
Aleksandra Kurzak, que je n'avais guère aimée (voir ma chronique du 14 mars 2017) en Micaela, car elle faisait une Micaela qui se prenait pour Carmen, réussit donc cette Anita, beau tempérament, souplesse vocale qui vient à bout d'un rôle à la tessiture très tendue (graves de mezzo, aigus très élevés et parfois des descentes vertigineuses, sans doute adaptées à la voix de Calvé qui avait des moyens), malgré un français parfois perfectible (dans les phrases rapides) De cette Anita qui accepte son triste statut social, Kurzak fait un personnage digne.
Alagna, Domingo, Vanzo
Alagna est franc comme l'or. Puissance, diction parfaite, toutes les qualités... presque! On est un peu inquiet pour certains aigus lancés à pleine voix et qui... bougent, quand ils ne sont pas à la limite de la justesse. En revanche la scène finale qui sépare les deux amants voit le ténor (dans le médium) magnifique d'émotion et de beauté vocale.
Avant celle-ci il y a eu deux versions au disque de "La Navarraise", toutes deux en 1994. L'une réunissait Marilyn Horne et Placido Domingo, l'autre Alain Vanzo et Lucia Popp. Horne et Popp: une mezzo, une soprano colorature. On voit la difficulté de la tessiture. Il semble à ceux qui ont écouté ces deux versions que la nouvelle pêche par les rôles secondaires. Bon! En Garrido la jeune basse géorgienne George Andguladze est très honnête, même s'il ne rivaliserait sans doute pas avec le grand baryton Sherill Milnes de la version Horne-Domingo. Le Ramon d'Issachah Savage nous fait nous demander s'il n'y avait pas des chanteurs français disponibles. La vraie erreur est Brian Kontes dans le rôle du rigide papa: on ne sait jamais les notes qu'il chante, le français est bizarroïde. Dans la version Popp-Vanzo, c'est Gérard Souzay qui tient le rôle: allez sur You Tube, pour comprendre comment on passe des ténèbres-Kontes à la plus vive clarté.
Les couleurs de Goya
L' (inconnu) Opera Orchestra de New York est un peu bruyant mais a de la fougue: ce n'est peut-être pas suffisant pour rendre justice aux couleurs noire et terre brune (celles de Goya) de Massenet qui, ici, virent parfois au bastringue, malgré la direction énergique du (peu connu) Alberto Veronesi, très bien dans le dramatique "Prélude" mais trop mou dans le "Nocturne" où l'on va se coucher. Mais pour le duo Alagna-Kurzak et pour l'intérêt puissant de cette "Navarraise", on ne négligera pas cette troisième version (de plus, quoi qu'on en dise et malgré leur beauté vocale, Horne et Domingo chantent en sabir).
"La Navarraise" de Massenet par Alexsandra Kurzak (Anita), Roberto Alagna (Araquil), George Andguladze (Garrido), Brian Kontes (Remigio), Soli, choeur, Opera Orchestra de New-York, direction Alberto Veronesi. Un CD Warner Classics.