Du rififi à Saint-Emilion

Julien Menichini

Ces derniers temps à Saint-Emilion, les acteurs de la profession sont au cœur d'une lutte inédite concernant leur classement. Pour en comprendre l'origine, revenons sur l'histoire de cette célèbre appellation :

Au sein des 60 appellations du vignoble bordelais il existe cinq classements, l'un datant de 1855 et les autres établis entre 1932 et 1994.

Trois sont dans le Médoc :

  1. le classement de 1855 (dans lequel figure le fameux château Margaux par exemple, dont le prix de la bouteille peut atteindre jusqu'à 1,000 euros)

  2. celui des Crus Bourgeois

  3. celui des Crus Artisans.

Un dans les Graves (dans lequel figure le fameux château Haut-Brion, dont la particularité est de figurer dans deux classements : celui des Graves et également celui de 1855)

Et enfin celui de Saint-Emilion.

Ces fameux classements indiqués sur l'étiquette d'une bouteille sont un gage de qualité et un faire valoir non négligeable pour le vin et son vigneron.

Mais revenons à ce classement de Saint-Emilion et à son histoire : les viticulteurs imaginent dès 1950 la mise en œuvre d'un classement pour les vins de l'appellation afin de renforcer leur notoriété.

Le projet est élaboré en 1952 par le syndicat viticole en accord avec l'INAO (Institut National des Appellations d'Origine, devenu en 2007 Institut National de l'Origine et de la Qualité) sous l'autorité du Ministère de l'agriculture. Le texte définitif sera publié par décret le 7 octobre 1954. Ce classement prévoit deux catégories : « Saint-Emilion Grand Cru Classé » et « Saint-Emilion Premier Grand Cru Classé ». Dès le départ, la décision va être prise de réviser ce classement tous les dix ans. La même année sera décrété, en plus de l'AOC Saint-Emilion, une AOC Saint-Emilion Grand Cru. La différence entre les deux n'est pas géographique (les aires délimitées sont les mêmes pour les deux) mais elle réside dans les modes de production et d'élevage du vin, les règles de la deuxième étant plus restrictives que pour la première (rendement maximum plus faible, élevage en fûts de chêne obligatoire pendant au moins un an et dégustation spécifique en vue de l'obtention d'un agrément d'aptitude au vieillissement). Ceci a son importance car parmi les premières règles chaque candidat au classement devra justifier que dans les dix années précédant sa candidature il a obtenu l'AOC Saint-Emilion Grand Cru au moins à huit reprises. Premier classement en 1955, complété en 1958 et second en 1969. Le troisième ne paraîtra qu'en 1986 car la nouvelle réglementation CEE obligera à des modifications. C'est ainsi que « Saint-Emilion Grand Cru Classé » et « Saint-Emilion Premier Grand Cru Classé » deviendront des mentions attachées à l'AOC Saint-Emilion Grand Cru. En exemple, figurent en tête des « Premiers Grands Crus Classés », sans interruption depuis le début du classement, Château Ausone et Château Cheval Blanc.

Puis suivront les classements de 1996 et 2006. Dans le règlement est prévu qu' à chaque révision, les domaines classés précédemment doivent redéposer une demande de candidature, de nouveaux domaines peuvent déposer la leur et certains classés peuvent être exclus. L'exclusion est prononcée suite au non respect par le candidat d'une ou plusieurs règles. Par exemple, Château Beauséjour-Bécot a été rétrogradé de Premier Grand Cru Classé en Grand Cru Classé en 1986 car entre 1969 et 1986 il avait acheté quelques hectares de vigne qu'il a intégrés au domaine sans en aviser la commission et l'INAO, le règlement ne permettant pas, entre deux révisions, la modification de l'assiette foncière fournie dans le dossier de candidature. Il retrouvera son rang en 1996. De même, Château Grand Corbin sera exclu en 1996 car la qualité de ses vins entre 1986 et 1996 sera jugée trop irrégulière (la qualité des vins de chaque domaine classé est contrôlée pendant les dix années séparant les révisions). Il sera réintégré en 2006. A l'époque, ces deux domaines ont admis leur manquement et ont assumé leur déclassement.

Pourtant, à partir du classement de 2006, la profession va connaître de nombreux rebondissements judiciaires, jusqu'alors inédits, car pour la première fois ce classement va être contesté par certains domaines exclus.

Il est vrai que de nos jours les enjeu économiques sont tels que certains, persuadés de la qualité de leur domaine et de leurs vins, n'admettent pas de ne pas être retenus dans le classement et d'autres, qui se voient exclus, ne l'admettent pas non plus à cause du préjudice qu'ils pourraient subir par une éventuelle baisse de leur chiffre d'affaires. C'est ainsi que le classement de 2006, qui retiendra 72 domaines, sera attaqué par un recours en annulation par 8 propriétés non retenues. Suite à ces contestations, le Tribunal Administratif va suspendre l'homologation du classement qui sera rétabli quelques mois plus tard par le Conseil d’État. De recours en oppositions, le climat se détériore et c'est le législateur qui, par la loi du 12 mai 2009, va calmer les esprits. Cette loi valide, jusqu'à la récolte de 2011 incluse, la possibilité pour les crus classés en 1996 et pour les crus nouvellement admis par celui de 2006 de bénéficier de la mention « Grand Cru Classé » ou « Premier Grand Cru Classé ».

Cette procédure judiciaire va déclencher, auprès de l’appellation et des pouvoirs publics, une profonde remise en cause.

La suite de ce feuilleton au prochain article.