Bonjour Madame de Menthon,
Bonjour Madame la membre du Conseil Economique, Social et Environnemental,
Aujourd'hui que paraît le rapport du Haut Conseil à l'Egalité entre les Femmes et les Hommes sur le harcèlement sexiste dans l'espace public et les transports, premier du genre en France, qui révèle que 100% des femmes interrogées ont essuyé une forme de violence sexiste lors de leurs simples déplacement, vous n'avez qu'un mot sur le réseau social Twitter : "100% des femmes seraient "harcelées" quotidiennement . Ne pas tout confondre : être sifflée dans la rue est plutôt sympa!".
Votre conditionnel est déjà une marque de mépris, comme les guillemets dont vous entourez le mot harcelées, comme si de tout cela vous aviez besoin de manifester que vous doutez.
C'est parce que 100% vous parait un chiffre soviétique? Il l'est en effet, car la fréquence avec laquelle les femmes sont intimidées, insultées, objets de remarques et regards déplacés, pelotées contre le gré et parfois bien plus grave, installe bien un système oppressif. C'est dans une forme de totalitarisme sournois que vivent les femmes quand elles ont incessamment à penser à ce qui pourrait leur arriver, quand elles sortent de chez elles, seules, quand elles adaptent leur tenue (plutôt éviter la jupe courte ou le décolleté dès le matin si l'on sait que l'on doit rentrer tardivement le soir) et leur comportement (baisser les yeux, changer de trottoir, ne pas s'arrêter pour refaire son lacet, prendre le bus suivant pour ne pas risquer d'être trop serrée contre un homme aux mains baladeuses). Ce régime-là, la plupart des hommes en souffrent aussi, qui témoignent de leur grande gêne quand ils constatent que malgré eux, ils inspirent parfois de la crainte aux femmes et que nombre d'entre eux voudraient pouvoir leur dire "je ne suis personnellement pas agressif, je ne vous veux aucun mal et je suis désolé que le comportement de certains de mes pairs et les mentalités hors d'âge de notre société prétendument galante nous mettent ensemble dans cette situation désagréable de défiance".
Ce que je vous décris là, ça s'appelle "la culture du viol". La blogueuse Crêpe Georgette a écrit un texte remarquable à ce propos, que je vous invite à lire, pour comprendre que même sans avoir été violée soi-même, être en permanence ramenée, par la menace ouvertement hostile (tu t'habilles comme ça pour quelque chose, non? Je vais te boukkaker, chérie, tu vas aimer ça!) comme par la recommandation bienveillante (mets plutôt un pantalon, chérie, te maquille pas trop, fais gaffe à ce qu'on voit pas ta culotte, prends un taxi pour rentrer), c'est autocensurant, c'est liberticide, c'est insidieusement violent.
Vous dites qu'il ne faut pas "tout confondre", mais alors, je vous renvoie la question : ça commence où? Ca s'arrête quand? D'accord pour le regard insistant, mais pas pour le mot dégradant? D'accord pour le mot dégradant mais pas pour le pelotage intempestif? D'accord pour la main qui se perd sur les fesses l'air de rien, mais pas pour la main directement plaquée sur le cul ou sur les seins? D'accord pour la main au cul, mais pas pour le "baiser volé"? D'accord pour le petit bisou pour lequel on ne va pas porter plainte quand même, mais pas pour la fellation forcée? D'accord pour la fellation imposée, mais pas pour la pénétration vaginale ou anale non consentie? Qui décide de ce qui est grave ou pas? Vous ou bien les femmes qui se sentent agressées? Parce qu'en fait, ça commence, dès lors qu'une femme se sent en insécurité dans l'espace public. Et ça s'arrêtera seulement quand elles se sentiront parfaitement libres d'aller et venir, à leur gré, sans anxiété et sans devoir s'inquiéter a priori de ne pas être mises en accusation, s'il leur arrive quelque chose, de l'avoir "cherché". Sans qu'elles aient à intégrer cette éternelle culpabilité d'être préalablement tenues pour co-responsables du harcèlement sexiste et sexuel dont elles pourraient faire l'objet.
Tenues pour co-responsables, elles le sont chaque fois que la discussion autour d'une agression sexuelle, dans les médias comme dans les cours de justice, se concentre prioritairement sur leur posture en tant qu'agressées. Où l'on questionne non seulement ce que la femme agressée faisait là, à cet endroit, à ce moment, dans cet accoutrement mais où l'on postule aussi par principe que l'agression n'en était pas une, qu'il y avait consentement ou a minima ambiguïtés sur les signes adressés. Où plane le soupçon que peut-être quand même, elle a bien aimé. Au moins une partie, au moins à un moment donné, au moins dans l'idée même d'avoir été attirante.
Que l'on puisse bien aimer certaines formes d'agressions sexistes, n'est-ce pas un peu votre idée quand vous estimez qu'il est "plutôt sympa" d'être sifflée dans la rue. En disant cela comme en exprimant qu'il ne faut pas "tout confondre", je comprends bien que vous voulez requalifier le sifflement en autre chose que de l'agression. C'est votre droit, après tout, de trouver cela flatteur. C'est votre ressenti, de trouver cela convivial. Ce n'est pas le mien, ce n'est pas celui de nombreuses femmes. Moi, quand on me siffle, j'ai l'impression de perdre en humanité, d'être traitée comme un animal qu'on rappelle à l'ordre ou à la gamelle. Moi, quand on me siffle, j'ai pas le sentiment d'être admirée, mais celui d'être réifiée. Moi, quand on me siffle, ça me crispe, parce que je n'ai rien demandé, parce que je ne suis pas en permanence disponible pour un rapport de séduction. Car le plus souvent, quand je me promène dans la rue, c'est pas pour plaire aux passant-es, c'est pas pour être ré-assurée sur mon apparence, c'est pas non plus pour trouver un mec. Le plus souvent, quand je sors de chez moi et que j'emprunte les rues et transports publics, c'est que j'ai des trucs à faire, aller bosser, retrouver des ami-es, faire des courses ou même tout simplement prendre l'air. Quand je cherche délibérément à plaire (parce que surprise, je ne suis pas une rabat-joie qui honnit la séduction par principe), je sais envoyer les signes qu'il faut, et je crois qu'ils sont clairs sans pour autant être intrusifs ou agressants pour la personne à qui ils se destinent. Le reste du temps, je veux seulement qu'on me foute la paix.