Elle vient de finir d’être boulonnée et a été récemment inaugurée, la nouvelle sculpture de 13 tonnes installée sur l'Esplanade du Mémorial de Caen. Vu de loin, la statue "unconditionnal surrender" (reddition sans condition), baptisée "the Kiss" est plutôt sympathique qui représente en couleurs et en 3D le baiser d'un marine et d'une « nurse" le jour de la victoire américaine dans le Pacifique. Plus encore qu'elle ne s'en inspire, cette sculpture est la reproduction assumée d'une photo célèbre... Et polémique.
Car derrière l'image figée d'une apparente étreinte passionnée, il y aurait, selon certain-es, l'histoire moins poétique d'un baiser forcé. C'est ce qui a été rapporté par une femme, ayant répondu parmi des centaines, à l’appel, en 1980, du magazine Life pour retrouver la "femme de la photo du V-Day" prise par Seward Johnson. S’y étant reconnue, cette femme, Greta Zimmer Friedman, a rapporté qu’en lieu et place de recevoir et d'accepter un baiser romantique, elle avait vécu ce jour-là une véritable agression sexuelle : "Je n'ai pas choisi d'être embrassée… Le mec est juste arrivé et m'a attrapée. (…) Je ne l'ai pas vu approcher, et avant que je ne comprenne ce qui se passait, je me suis retrouvée enserrée dans un étau".
Oui, mais voilà, d’autres contestent la légitimité de Greta Zimmer à prendre la parole (et en l’occurrence, une parole pas très flatteuse pour les esprits) sur cette image puisqu’elle n’en serait pas l’une des protagonistes comme elle le prétend, mais que "la femme de la photo" serait en fait une certaine Edith Shain. Laquelle est décédée en 2010, mais son amie proche Paula Stoeke, accessoirement présidente de la Sculpture Foundation qui a proposé l’édification du monument « The Kiss » à Caen (et pris en charge l'ensemble des frais d'acheminement et d'installation de la statue), rapporte qu’Edith "lui avait parlé de ce baiser et du fait qu'elle n'avait jamais eu le sentiment d'avoir été forcée. Elle insistait sur le fait qu'elle s'était laissé embrasser."
Alors, peut-on clore le débat en décidant chacun-e en son for intérieur de la version que l’on a envie de croire ? Suffit-il de choisir que la "femme de la photo" est Greta ou bien Edith, selon son humeur ou sa tentation de faire plutôt confiance aux institutionnel-les qui entendent préserver le symbole fort plutôt que d’instruire l’éventuelle ambiguïté ou plutôt à celles et ceux que les doutes sur les conditions réelles de la scène retiennent de la considérer comme une incarnation seulement exaltante de la liesse populaire?
C’est là que les choses deviennent vraiment intéressantes, quand dans une stratégie de communication résolument plus défensive que participative, Stéphane Grimaldi, le directeur du Mémorial de Caen, élude la question de ce dont ces moments de liesse sont faits et de la possibilité qu'ils aient été hier et soient encore aujourd'hui prétextes à des dérives machistes et à des violences faites aux femmes que l'on tait pour ne pas gâcher l'ambiance ni ternir les souvenirs officiellement heureux. Pour Grimaldi, le débat est en effet à côté de la plaque et celles et ceux qui le soulèvent versent dans l’anachronisme : "Il faut replacer cette scène dans son contexte : c'était un instant de joie absolue qui autorisait toutes les envies", rapporte de sa bouche, le quotidien Ouest France. Et Paula Stoeke d’abonder en son sens : "Nos contemporains doivent comprendre que ce type de joie universelle et partagée n’est pas quelque chose que nous pouvons expérimenter de nos jours. Les rapports entre hommes et femmes ont aussi beaucoup évolué et nous vivons dans un siècle totalement différent."
Alors, vos g***, les incultes qui ne pigez rien aux mentalités du temps jadis et ont des vies contemporaines bien trop étriquées pour entrevoir ce que c’est une joie collective, une vraie?
Ou bien, peut-on suggérer que, laissant de côté une partie de sa mission même, pédagogique et culturelle, d’information lucide, documentée et éclairante pour le présent sur le passé, le Memorial de Caen rate là une excellente occasion d’aborder le sujet du rôle des femmes en temps de guerre et dans la construction de la paix? Un rôle, suis-je tentée de croire, qui ne saurait se résumer au réconfort des valeureux guerriers et à l’ambiancement des célébrations de leurs victoires "autorisant toutes les envies" …