Sur Twitter, ces jours-ci, un hashtag fait le buzz : #safedanslarue.
C'est une foule de femmes qui, sous ce mot-clé, racontent en 140 signes, ce qu'elles ressentent quand elles sont seules dans la rue, la nuit. Et quelles stratégies elles adoptent pour surmonter leur peur de l'agression, pour se mettre en situation de réagir au cas où cette agression surviendrait.
Ce qu'elles racontent, le voici : quand elles s'apprêtent à croiser un homme ou un groupe d'hommes dans la rue, à pied, le soir, elles changent de trottoir. S'interdisent d'allumer une cigarette, pour ne pas donner un prétexte à se faire "accoster" (terme emprunté au lexique de la piraterie, s'il y a besoin de traduire le sous-texte). Refont leur lacet le temps de laisser passer le(s) croiseur(s) (ou bien, inconsciemment, pour se faire toute petite, posant genou à terre comme pour signifier leur allégeance). Reniflent bruyamment ou se curent le nez pour se rendre "indésirable", voire "adoptent une démarche de camionneur" pour se rendre "repoussante". Plongent les yeux dans leur journal pour ne pas croiser ceux d'en face. Pré-numérotent le "17" sur leur portable à portée de main... La liste est longue.
Liste au long cours de laquelle s'expriment aussi celles qui ne sortent pas le soir. Ou jamais "sans leur mec".
Liste à laquelle je pourrais ajouter que quand j'étais étudiante, je n'enfilais jamais une jupe le matin quand je savais que je rentrerais tard le soir, que je cachais mes cheveux (alors longs et blonds, ce qui me semblait être trop "voyant", voire symboliquement trop ouvertement "aguichant") sous une capuche quand je marchais la nuit dans la rue (ça tient chaud une capuche, au mois d'août), que, quand je me pensais suivie, je faisais des détours impossibles pour le(s) semer jusqu'à me perdre dans mon propre quartier et dans mes angoisses... Que, quand j'ai été visiblement enceinte, ma peur s'est atténuée et que j'ai alors pris conscience de cette horreur intériorisée : seul le fait de représenter la maternité me donnait le sentiment d'être protégée. Qu'aujourd'hui que je suis plus âgée, plus sûre de moi, j'aurais parfois envie de me féliciter d'avoir moins peur, mais que ce ne serait qu'une demi-vérité, puisque ce qui fait surtout la différence, c'est que j'ai les moyens de prendre un taxi quand ça me chante (et surtout quand je veux m'épargner la peur).
Ce "trottoirgate", parti d'une note de blog de Crêpe Georgette destinée à impliquer les hommes qui le souhaitent dans le combat pour l'égalité n'a pas manqué de susciter des réactions... D'une mauvaise foi caractérisée. Où, sur Twitter, mais aussi dans les médias traditionnels (dont certains se disent féminins), l'on est venu nous expliquer qu'il fallait se calmer, les meufs, que "tous les hommes ne sont pas Guy Georges" (sic) et que franchement, les faire tous passer pour des agresseurs en puissance, c'est franchement leur faire violence, carrément les insulter.
Tous les hommes ne sont pas des violeurs? Non? Sans rire! Vous nous apprenez un truc, là. C'est important que vous nous éclairiez sur ce point, parce que toutes paranoïaques, victimaires et plaintives que nous sommes, nous femmes, qui parlons pour une fois à coeur ouvert de ce que la "culture du viol" (lire aussi Crêpe Georgette, à ce sujet) a pour conséquences dans notre quotidien, nous féministes débiles, hystériques forcément hystériques, ridiculement excessives, nous ne sommes pas au courant que les hommes ne sont pas tous des salauds agressifs. D'ailleurs, aucune de nous n'a de conjoint avec qui elle se sent en confiance, aucune de nous n'a de copains avec qui elle se sent en sécurité et qu'elle sait être des types biens, aucune de nous ne s'autorise jamais à aller à la rencontre d'un homme inconnu. Nous sommes juste barges et finalement inconscientes de la réalité à force de sur-conscientiser cette réalité, précisément, et de ne pas laisser ses chances à la vie de nous surprendre positivement.
Bon, on arrête avec les conneries et on entre dans le vif du sujet? Parce que vous croyez, quoi, que ça nous plait d'avoir peur? Qu'on aime ça? Ben non, et je vais même vous dire, ce que moi, je ressens, quand j'ai peur. Quand j'ai peur, je me sens coupable au moins trois fois :
- coupable immédiatement de m'être "mise dans une situation" où je me sens insécure. De ne pas être "au bon endroit au bon moment". De ne pas avoir su renoncer à mon paquet de cigarettes passée "l'heure décente" (le couvre-feu?) de descendre au tabac, à ma soirée chez des potes, à une conférence tardive et néanmoins importante pour mon boulot. De ne pas être vêtue et chaussée de façon à pouvoir courir au besoin.
- coupable ensuite de ressentir tout ce que je viens de décrire. Coupable de céder à la peur, de laisser l'émotion irrationnelle prendre le pas sur mon bon sens, sur mon assurance, sur ma force et ma capacité à me défendre. Coupable de me sentir coupable. Coupable d'avoir intériorisé la fameuse "culture du viol" et de me laisser ré-envahir par l'idée que c'est à moi de ne pas me faire agresser et non aux autres de ne pas m'agresser.
- coupable, enfin, oui, vous avez raison, de prêter des intentions à des gens que je ne connais pas. Coupable de renvoyer à celui qui ne me veut peut-être pas de mal l'image d'un potentiel agresseur. Coupable vis à vis de tous les hommes qui m'ont dit, un jour, oui, que ça leur foutait les boules, que les femmes puissent avoir peur d'eux.
Et aujourd'hui que je suis mère, d'une fille en l'occurrence, un nouvel étage de culpabilité s'installe : que dois-je apprendre à ma fille? A ne jamais avoir peur (parce que de toute façon, la peur n'empêche pas le danger, mais qu'elle étrique l'esprit et empêche d'avancer)? Ou, comme on me l'a appris à moi-même, à adopter des stratégies pour faire avec la peur et pragmatiquement écarter le danger (puisque pour paraphraser Woody Allen citant Joseph Heller, le fait que l'on soit possiblement paranoïaque n'exclut pas qu'on puisse avoir des ennemis, et qu'à ce compte, il reste raisonnable de prendre des mesures de prudence, et donc de surveiller sa tenue, son comportement et de limiter ses apparitions dans la rue à des heures "réalistement" indues)?
Alors, de ces boules de culpabilités qui s'entrechoquent en moi comme sur une table de billard, en conclut quoi? Que je suis complètement tordue, si vous voulez. Ou bien que comme toutes ces femmes qui s'expriment sous le hashtag #safedanslarue, je ne suis pas en train d'insulter qui que ce soit, que je ne suis pas en train de creuser, avec quelques blogueuses agitées, de nouvelles tranchées sur les champs de bataille d'une prétendue "guerre des sexes", que je ne prône pas non plus des mesures aussi stupidement caricaturales que la partition des trottoirs entre femmes et hommes (comme certains twittos ironiques ont cru malin de suggérer).
On peut en conclure qu'à la suite de Crêpe Georgette et avec une grande majorité de femmes (qui ne sont pas toutes féministes, d'ailleurs), je veux juste participer au dialogue que cette blogueuse entend engager avec les hommes pour qu'ensemble, on travaille à ce que se sentir "safe dans la rue", pour une femme, ne soit un jour, même plus un sujet.