5 idées reçues sur la féminisation des noms de métier et titres de fonction

Un jeune et ambitieux député qui rêvait de se faire facilement un nom a enfin réussi son coup en donnant avec insistance du "Madame le Président" à Sandrine Mazetier remplaçant Claude Bartolone au Perchoir.

Il n'en était pas à son coup d'essai, mais jusqu'ici la provocation n'avait pas créé le buzz escompté. En écopant lundi dernier d'une amende correspondant à un quart de son indemnité parlementaire, il est, cette fois-ci, parvenu à faire la Une des journaux en se positionnant en victime d'une prétendue injustice mais aussi et surtout en porte-parole de l'opposition à la féminisation des noms de métier.
Quoique l'on puisse considérer que 1300 et quelques euros (d'indemnités perdues) constituent un tarif parfaitement imbattable pour une campagne de comm' de cette ampleur, 140 de ses ami-es député-es réclament aujourd'hui, dans une lettre-pétition, l'annulation de la sanction, à grands renforts d'arguments contre la féminisation des noms de titre... Qui révèlent au moins 5 idées reçues sur ce sujet.

 

1. La féminisation des noms de métier est une invention de la modernité (ou des féministes, voire des "théories du djendeur")

41T1AV7V54L._SY300_Première de ces idées reçues : la féminisation des titres, ce serait nouveau, ça viendrait de sortir... Ce serait même le résultat d'une obsession idéologique contemporaine : l'égalité femme/homme...

Oui, mais non... Parce qu'en fait, dans le temps jadis et notamment entre le XIIè et le XVIè siècle, on féminisait les titres et noms de métier sans sourciller : les femmes qui écrivaient étaient des autrices ou auteuresses, celles qui faisaient du commerce étaient des marchandes, celles qui avaient des fonctions dans l'administration étaient des administreresses, celles qui soignaient étaient des médecines et il y avait même des moinesses et des abbesses.

Cette inscription historique de la féminisation des noms de métiers et titres de fonctions est précisément rappelée dans le "rapport Cerquiglini" de 1999 qui fait référence pour l'usage recommandé de "Madame la Présidente" quand on s'adresse, dans les instances de la République, à une femme qui occupe la fonction présidentielle.

 

2. Le masculin est "neutre" (et il "l'emporte sur le féminin")

Cerquiglini - génériqueEn réalité, l'accord en genre des mots, à l'équivalent de l'accord en nombre, fait partie des règles fondamentales de la langue française... Laquelle n'a pas de "neutre" , mais seulement un "générique" (voir à ce propos l'excellente pastille "Merci Professeur" récemment diffusée sur TV5).

Le "générique" désigne "une classe de personnes dans son ensemble". Quand on parle des "Présidents" (d'association, de nations réunis lors d'un sommet international, par exemple), c'est du générique. Et c'est cela qui implique (dans ce cas, comme dans celui des énumérations) la fameuse règle du "masculin qui l'emporte sur le féminin". Règle que l'on pourrait aussi reformuler, pour éviter tout malentendu : ce n'est pas le masculin qui l'emporte sur le féminin, c'est, dans certains cas précis, le générique qui prime sur l'accord en genre, notamment au pluriel.

En tout état de cause, quand on parle d'une personne spécifique, au singulier, qui occupe la fonction présidentielle, il est parfaitement correct de la désigner en accordant le nom de son titre en genre : Madame La Présidente n'est pas une hérésie, ce n'est pas non plus une réduction de la fonction à l'identité de la personne qui l'occupe, c'est la nature même d'une langue qui ne connait pas de "neutre".

 

3. "Madame la Présidente", c'est "Madame l'épouse du Président"

L'un des arguments portés par le député réfractaire à la féminisation des noms (et repris par ses soutiens) est plus pervers : celui qui prétend faire appel à la fierté des femmes elles-mêmes en énonçant qu'un titre féminisé serait moins valorisant pour elles qu'un titre au masculin, puisque "Madame la Présidente" ne serait pas, selon eux, la femme qui occupe la fonction présidentielle, mais celle qui partage la vie et le lit du Président. Idem pour "Madame la préfète" ou "Madame l'Ambassadrice" qui seraient les épouses du Préfet et de l'Ambassadeur.

Ceci est vrai et faux. Vrai, parce qu'effectivement, dès le XVIIè siècle, selon le Robert historique, on a attribué aux épouses le titre féminisé de leurs maris. Raison pour laquelle, d'ailleurs, quand à partir de la fin du XIXè et du début du XXè, les femmes ont commencé à exercer des fonctions jusque là réservées aux hommes, elles ont souvent préféré prendre le titre masculin qu'un titre féminisé dans le but précis de se distinguer des "femmes de...".

Oui, mais ce n'est pas parce que l'usage, notamment durant le siècle bourgeois, a généralisé cette acception du titre féminisé désignant les "femmes de..." que ce titre féminisé ne désignait QUE "les femmes de...". Le même Robert historique rappelle (tout comme le Littré, d'ailleurs) que depuis 1485, "Madame la Présidente" désigne AUSSI la "femme qui préside".

L'ambiguïté qui persiste sur le sens à donner à "Madame La..." semble donc obliger à une forme de délicatesse qui consisterait à laisser à chaque femme le choix de féminiser ou non son titre, et de respecter ensuite ce choix. C'est en tout cas la règle que je me suis personnellement fixée : je féminise mon nom de métier, c'est mon choix et je veux qu'il soit respecté, mais je ne force quiconque à en faire autant si son choix est autre, que je respecte en retour.

 

4. "Ces sonorités effroyables" (même quand les "e" sont muets?)

Hélas, le respect que j'espère pour mon titre féminisé n'est pas toujours au rendez-vous, tant s'en faut. Pour le dire sans ambages, il m'a valu, et me vaut encore souvent, quelques joyeuses bordées d'injures et de récurrentes qualifications de "laideur".

Cette idée selon laquelle, quand bien même le titre féminisé serait linguistiquement correct, il constituerait une agression pour les oreilles et les yeux, est systématiquement avancée en quasi-dernier recours, par les opposant-es à la féminisation des noms de titres et de fonctions. De la prétendue "faute de grammaire", on glisse ainsi à l'aise vers "la faute de goût".

41PCWAN1P2LOn pourrait alors, commencer par se souvenir des travaux de Bourdieu et de tout le courant sociologique qui avec lui et après lui, interroge ce qui fait goût et dégoût dans nos perceptions et nous conduit à classer le monde en "soi" acceptable et "autre" méprisable.

On peut aussi questionner les critères par lesquels nous parvenons à porter un jugement esthétique sur les mots : qu'est-ce qu'un mot "beau"? qu'est-ce qu'un mot "laid"? A l'écrit comme à l'oral, ce que nous avons du mal à supporter, c'est surtout le mot "étrange", "infamilier", celui qui semble faire "barbarisme". Faut-il rappeler ce que convoque la "barbarie" pour bien cerner ce qui se joue là? Le "barbare", c'est étymologiquement l'incompréhensible étranger, celui qui parle une langue inaudible et inintelligible, un "charabia". Celui aussi dont la langue et la civilisation différentes sont ressenties comme une menace et interprétées comme le spectre d'une invasion brutale et destructrice des valeurs.

Car bien entendu, il est hypocrite de dire que les querelles de langage ne sont qu'affaire de forme : le jugement que l'on porte sur les mots ne peut se distinguer tout à fait de celui que l'on porte sur ce qu'ils signifient, ou à tout le moins sur ce qu'ils charrient de symboles. De la même façon que l'anglicisme déplait et irrite autant pour sa forme que parce qu'il nous semble représenter une forme d'invasion de la culture anglo-saxonne propre à dénaturer notre propre culture, la réprobation du nom féminisé ne cache-t-elle pas de sourdes réticences à accepter pleinement que les femmes prennent de plus en plus de place dans l'espace public en général et aux postes de responsabilité en particulier?

 

5. "C'est ridicule" (mais ça ridiculise qui exactement?)

Aussi, quoiqu'en dise ceux qui, à court d'arguments contre la féminisation des titres, tentent de siffler la fin de la récré en proférant qu'il s'agit de toute façon là d'un débat "ridicule", dérisoire et éloigné des "vrais problèmes", il y a bien des enjeux socio-culturels là-dedans.

51EBGVNVMCL._SY300_Non, la féminisation des noms de métiers et titres de fonction ne règlera pas à elle seule les écarts de rémunération et de richesse, les problèmes complexes d'inégal accès des femmes et des hommes aux postes de responsabilité, la mise en cause récurrente de la légitimité des femmes quand elles accèdent aux espaces de pouvoir et de décision. Mais dans la féminisation des noms de métier et titres de fonction, il y a un enjeu de visibilité : "ce qui n'est pas nommé n'existe pas", disait Lacan. Mais il n'était pas le premier à considérer que la fonction et la force du langage résident dans sa capacité à créer de la réalité : dans le Cratyle de Platon, qu'il faudrait d'urgence relire tant les querelles sur la langue qui s'y expriment font directement écho à ce sujet d'actualité, il est écrit limpidement que "parler, c'est faire parler les choses".

Reste que pour celles et ceux qui trouvent la féminisation des titres "ridicule" et dérisoire, il est une façon logique et directe de renvoyer ce sujet au peu de cas qu'elles et ils veulent en faire : cesser de se battre contre. Car à quoi bon lutter si le jeu n'en vaut pas la chandelle, si ce qu'il y a à gagner ou perdre n'est rien ou presque rien, si c'est si mineur, "ridicule" et de peu d'effet qu'on le dit. Alors, il leur suffit d'appeler tout simplement la personne de la façon dont elle souhaite être appelée. Il est parfaitement autorisé de penser à part soi que c'est "moche" voire "bête" et que l'on ne voudrait pas de cela pour soi-même, mais cela permet-il de décider à la place de l'autre qu'il se nommera non pas comme il se nomme mais comme on le voudrait ?

Car le titre d'une personne est bien constitutif, avec d'autres éléments (dont son prénom et son nom, par exemple), de l'identité de cette personne : vous viendrait-il à l'idée de donner à quelqu'un un prénom autre que le sien parce que vous trouvez que ce prénom est "moche", pourriez-vous affubler d'office une personne d'un nom de famille différent de celui qu'elle porte seulement parce que vous pensez que les sonorités de ce nom sont cocasses (je parle en connaissance de cause) et susceptibles, à vos yeux, de le "ridiculiser"? Ce serait assurément violent, et au minimum très mal élevé...

 

 

Remerciements chaleureux à Benoît Leprince, qui m'a aidée à documenter cet article.