"Idéologue", "idéologue", "idéologue"... Le terme est martelé quand il s'agit de qualifier tenter de discréditer la nouvelle Ministre de l'Education Nationale, Najat Vallaud-Belkacem.
Quoique la question de l'idéologie mériterait pleinement d'être instruite à part entière, puisqu'elle convoque autant de notions philosophique d'une riche complexité que la conviction, l'engagement, l'idéal et autant de questionnements politiques inépuisables que l'articulation pensée/projet, volonté/effet ou ambition/réalité, il faut se rendre à l'évidence : "idéologue" n'est pas un compliment. L'histoire politique, du siècle écoulé en particulier, en a fait un synonyme de doctrinaire aveuglé-e aux tendances systémiques et au mode d'action brutal, autoritaire et volontiers sanguinaire.
Ca parait à tout le moins exagéré, voire grotesque, pour qualifier Najat Vallaud-Belkacem qui n'a ni tout à fait le style d'une fanatique ni vraiment les méthodes d'un "Ayatollah" (comme le titre avec un mauvais goût désormais coutumier, l'hebdo Valeurs actuelles, oubliant un peu les exactions effroyables au bilan des Khomeini et autres Khamenei).
Mais au-delà de la forme excessive aux confins de la calomnie que prend la critique de NVB, il faut se pencher sur ce qui lui est reproché quand elle est "traitée" d'idéologue. Son soutien au Mariage pour Tous, son engagement à lutter contre les stéréotypes sexistes, contre les inégalités femmes/hommes et les discriminations de divers ordres... En somme, son intention ferme et affichée de promouvoir l'égalité, en droit comme dans la réalité.
Une "idéologie", l'égalité? Bêtement, j'ai jusqu'ici cru que l'égalité était le pivot de notre devise républicaine, le centre du motif citoyen en articulation avec la liberté et la fraternité. Mais j'apprends depuis peu que c'est une doctrine, une théorie, un dogme. Je l'apprends pas seulement à la lecture des écrits de quelques extrémistes réactionnaires nostalgiques d'un temps jadis où chacun-e tenait sa place socialement assignée par naissance, mais aussi quand j'écoute les discours de Républicains dits "modérés" qui sacralisent tant l'égalité qu'ils en veulent faire un seul symbole, préférant lui donner une valeur de mythe qu'une expression dans la réalité.
L'égalité serait donc mieux servie quand chacun-e l'entend comme il veut, en son for intérieur, sans déranger autrui dans ses positions ni questionner la collectivité dans son organisation, sans prendre corps et effets dans le quotidien des un-es et des autres? Mais alors qui fait de l'égalité, ce "dieu" dont il faut bannir l'incarnation ? Qui sont ici les "idéologues", qui veulent une égalité glorifiée sur les frontons de nos mairies, gravée sur les tables de l'idéal, mais devant rester à jamais inaccessible, comme si son apparition valait galvaudage et désenchantement annoncé?
L'argument n'est pourtant pas celui de la peur de défaire l'idéal d'égalité en lui donnant vie terrestre. Il est encore plus obscurantiste que cela : l'égalité est tenue pour une impossibilité bienheureuse. C'est bien difficile, braves gens, l'égalité, voilà une bonne vraie réalité à laquelle il faut se résoudre, voire, faisant contre mauvaise fortune bon coeur, dont il faudrait se réjouir?
Oui, c'est compliqué l'égalité, oui, ça questionne les identités et les différences en chaque individu et dans son rapport aux autres, c'est à l'intersection de multiples "critères" du soi et de l'autrui (le genre, l'âge, les origines, l'orientation sexuelle, la culture, l'apparence, le comportement, les croyances...) qui positionnent chacun-e dans des situations différentes et parfois contraires selon le point de vue d'où l'on se place. Oui, l'égalité pose bien les questions sensibles de la vision de soi dans les relations au monde, de l'intégrité et de l'altérité, des valeurs et de la tolérance. Ca vient aussi se frotter à la liberté, dans un échange bien plus subtil qu'une simple opposition frontale ou qu'une tension tour à tour stérile ou constructive entre incompatibilités.
Mais est-ce à dire que c'est impossible? Et qu'il faut y renoncer? Ca dépend des moyens que l'on se donne. Ca dépend aussi de la (bonne) volonté avec laquelle on adresse le sujet. Cette détermination sincère, Dubet la questionne dans un essai sur la crise des solidarités à paraître (le 18 septembre), limpidement titré La préférence pour l'inégalité.
Le livre est un "J'accuse" envoyé à celles et ceux qui entretiennent dans les esprits l'idée que les inégalités seraient "la faute à personne" (ou bien à la seule "financiarisation globalisée", déité maléfique perçue à son tour comme une fatalité) et un fait accompli obligeant à renonciation aussi bien aux discours ("politiquement corrects, forcément politiquement corrects") qu'à l'action (présumée vouée à l'échec). C'est aussi une analyse pertinente non seulement de la perte du désir d'égalité (dans la peur du déclassement, dans le climat anxiogène des caricatures de l'autre renvoyés dos à dos) mais plus inquiétante encore de la montée en puissance d'un désir d'inégalité. Alors, c'est encore un stimulant rappel à nos valeurs : l'égalité n'est pas une idéologie, pas un mythe, pas une utopie, mais bien l'un des socles de notre contrat social qui postule le respect des individus dans la poursuite de l'intérêt général. C'est donc enfin une proposition pour nos sociétés : inverser la devise républicaine pour placer en premier la fraternité (en tant qu'elle permet à chacun d'envisager son prochain en frère/soeur, différent de soi mais foncièrement proche) tout en gardant au centre l'égalité, pour plus de liberté pour toutes et tous.
Ce n'est pas de l'idéologie, c'est un projet démocratique de vivre-ensemble. Encore inaccompli et dont les modalités de concrétisation peuvent et doivent se discuter. Mais dont l'intention ne saurait être disqualifiée ni au motif d'un faux réalisme découragé ni à la faveur d'édifiantes (et parfois délirantes) accusations de systémisme doctrinaire.