Dico des écoliers : cachez-moi ce stéréotype sexiste que je ne saurais voir !

Quand la toile a découvert que les enfants avaient la tête pleine de clichés, le gouvernement a urgemment répondu en les censurant. Etait-ce vraiment la meilleure façon de lutter contre le sexisme ou seulement le moyen le plus aisé de préserver la comm' officielle sur le sujet ?

 

Le Dico des Ecoliers était paisiblement en ligne depuis septembre 2010 sur le site du CNDP, établissement public sous la tutelle du ministère de l'Education nationale.

Le CNDP, c'est le Centre national de documentation pédagogique. Son rôle principal : offrir aux professionnels de l'éducation des outils qui leur facilitent le travail auprès des enfants et des adolescents. Une mission essentielle quand on sait que certains thèmes transversaux qui font partie des devoirs de l'école sont les grands oubliés des manuels scolaires : l'exemple le plus flagrant est la lutte contre le sexisme et l'homophobie. Selon les directives ministérielles, les profs ont l'obligation de s'y coller mais pas un support digne de ce nom ni personne pour les y aider, à l'exception de quelques associations de bonne volonté comme Télédebout ou En tous genres.

A la prochaine rentrée, c'est promis, les écoliers seront moins sexistes... Mais en attendant?

Mais dans une tribune récente au Monde, Najat Vallaud-Belkacem et Vincent Peillon annonçaient en cœur que tout changerait à la rentrée 2013 : c'est promis, celle-ci se fera sous le signe de l'égalité. De quelle façon, avec quels moyens ? En formant les enseignants et en travaillant sur les programmes. Il va falloir faire vite, les nouveaux profs passeront les concours dans quelques semaines et les manuels scolaires sont bientôt chez l'imprimeur !

Et si avec Le Dico des Ecoliers, le CNDP avait justement eu le moyen tout trouvé de faire réagir sans attendre profs, parents, écoliers ? Vaste projet impliquant des élèves de maternelle et de primaire, ce Dico donnait la parole aux enfants, invités à définir en mots et en images 17 000 termes de leur quotidien. Pour les femmes, ça faisait mal : affublées d'une « poitrine », de « robes » et de « bijoux » (passe encore), elles étaient sous la responsabilité de l'homme, ce « chef de famille qui protège ses enfants et sa femme ». Et quand elles devenaient « maman » (prononcez « môôôman »!), c'était pour mieux « repasser les affaires de toute la famille ». A côté, le bon vieux code Napoléon ferait presque figure de manifeste pour la libération des femmes !

"Oups, I did it again"! Fait le gouvernement en (re)découvrant le petit Dico sexiste

Mais pendant deux bonnes années, le Dico des Ecoliers a discrètement existé, avec son cortège de clichés (pas que sexistes, d'ailleurs, certaines définitions, comme celles d' « obèse » valaient leur poids en préjugés et d'autres brillaient par leur invisibilité comme celle d'« homosexuel »). Puis le buzz fut. Un groupe de chercheuses sur le genre dénonce le dico sur les réseaux sociaux. Sur Twitter, on appelle Caroline de Haas au secours. Elle réagit illico, promet d'alerter sans retard les autorités.

Et paf, le soir du 5 novembre, c'en est fini du Dico des Ecoliers. Suspendu jusqu'à nouvel ordre. Merci de votre compréhension. Il a disparu sur le site du CNDP en tout cas, car on en dénichera encore des impressions papier dans les classes, que l'on achètera peut-être à bon prix dans les brocantes d'ici à quelques décennies, comme je dégotai moi-même il y a peu chez Emmaüs un spectaculaire manuel d'économie ménagère des années 1940 que je parcours parfois avec délectation pour mieux me réjouir de mon incompétence en matière de récurage au vinaigre blanc !

 

Comment la suspension du Dico des Ecoliers m'a frustrée

Honnêtement, la suspension de l'accès au Dico des Ecoliers est frustrante. D'abord, parce qu'il y a, avouons-le, un plaisir (certes coupable) à assister au spectacle édifiant du sexisme sans fard. C'est un peu la même excitation vénéneuse que lorsqu'on écoute un discours d'extrême-droite où le simplisme navrant conjugué à la formule scabreuse réveille nos colères les moins ambiguës. Ouf ! On est du bon côté ! Une avalanche de stéréotypes aussi grotesques fait de chacun-e de nous un héroïque Saint-Bernard de la cause anti-sexiste. Ce qui nous épargne temporairement le travail de mise en cause incessante de nos perceptions plus subtiles, c'est toujours un peu de temps gagné.

Frustrante, aussi, cette censure immédiate du Dico des Ecoliers, car nous avions là une formidable matière brute à travailler, une occasion rêvée de visiter le cerveau de nos chères têtes blondes et de faire face à la réalité du monde qui est le leur. Une opportunité pédagogique enfin, de repartir de leurs mots, de leur ressenti, de leur vécu pour les amener à réfléchir, à cheminer intellectuellement, à chercher d'autres voies pour construire leur imaginaire, leur intelligence et leur personnalité.

 

Les enfants ont le droit d'être réacs, pourvu qu'ils ne s'en vantent pas! 

 

Au lieu de ça, rideau ! Mange ta soupe et tais-toi, ensuite tu iras jouer avec ta poupée jolie ou ton gros camion de pompier et pour finir pipi-les dents-dodo. Nos enfants sont réacs, quelle horreur, muselons-les et abandonnons-les à la culpabilité de ne pas penser comme il faut. Ce que je ne vois pas n'existe pas, c'est bien pratique ! Maman peut retourner repasser les chemises de papa, pourvu que le petit dernier n'aille pas s'en vanter à l'école ! Quant au gouvernement, il peut continuer à communiquer, certes utilement et avec une incontestable bonne volonté, sur l'égalité. Mais selon son calendrier, sans parasitages inopportuns ni mouches du coche hautes comme trois pommes.

Extrait du manuel "Cassons les clichés"
édité par La ligue de l'Enseignement

Ah si on pouvait mettre fin au sexisme d'un clic...

Que fera le CNDP de son dico ? A l'occasion de cette affaire, on a découvert que le projet avait été probablement bâclé, que l'encadrement des enfants par des adultes éclairé-es avait été pour le moins léger, que les chercheurs et chercheuses sur le langage et sur le genre n'y avaient pas été associé-es.

Pourquoi nos enfants sont-ils sexistes ? Comment leur proposer d'autres manières de voir, d'autres options pour se faire leur propre idée du monde qui les entoure ? Répondre à ses questions et proposer des solutions concrètes demande du travail, du temps, de l'énergie, de la culture et de la bonne foi. Ca ne se fait pas d'un seul clic qui efface une page sur Internet comme on dit « Oups, je retire ce que je viens de dire ». Même si bien sûr, on en rêverait de pouvoir éradiquer à jamais le sexisme rien qu'en bidouillant deux ou trois petits bugs dans l'interface de nos logiciels intellectuels.

Marie Donzel